Le témoignage de Léonore (Lycée Condorcet, Paris)
Voyage à Izieu et Lyon
Mardi 5 mai, nous sommes allés à Izieu. En train. Tout le monde parlait et jouait aux cartes. Le film Shoah rapporte que certains juifs étaient déportés dans les camps de concentration dans des trains de passagers. Les paysans polonais les voyaient et les entendaient lorsqu’ils étaient à l’arrêt. Comme nous ils discutaient, ils ne pouvaient prévoir la mort qui les attendait à la sortie du train. Les paysans, faisant parfois glisser un doigt sur leur gorge, essayaient de le leur faire comprendre. Mais comment comprendre ?
Tout sépare la barbarie antisémite du calme qui règne à la maison d’Izieu. Nous y arrivons vers midi. Le ciel s’éclaircit peu à peu, il y a des vaches, des chiens, des fleurs et nous découvrons les maisons de pierre dans lesquelles habitait la colonie. Nous formons notre première impression du lieu, comme le faisaient soixante-cinq ans auparavant les enfants recueillis par Sabine et Miron Zlatin en découvrant la maison qui allait être la leur.
Après avoir déjeuné, nous allons dans la grange, rénovée en musée retraçant l’Histoire de la Seconde guerre mondiale. Accompagnés de nos professeurs et de membres de l’association Mémoire 2000, nous commençons notre visite après une introduction faite par l’historien Pierre Jérôme Biscarat.
À la suite de la Première guerre mondiale, la France est une véritable terre d’accueil. De nombreux immigrés restent malgré la crise de 1930. La montée du nazisme se fait sentir en Allemagne avec les Lois de Nuremberg en 1935 et la Nuit de cristal en 1938. Les Juifs sont exclus du Reich, certains se dirigent vers la France. La guerre éclate en 1939 avec l’occupation de la Pologne puis le changement de régime de la France en 1940, qui se retrouve, pour la partie Sud, sous la domination du maréchal Pétain. Vichy, gouvernement antisémite, « définit » en octobre 1940 la judéité et recense en juin 1941 la population juive. Cet antisémitisme est alors mis en œuvre, les libertés individuelles des Juifs se réduisent, les premières rafles ont lieu. Les familles juives sont déportées dans des camps d’internement puis dans des camps d’extermination en 1942. Des réseaux d’entraide tels que l’Oeuvre de Secours aux Enfants recueillent les enfants dont les parents sont déportés. La maison d’Izieu est une des colonies de l’OSE. Elle recueille de mai 1943 à avril 1944 plus de cent enfants juifs pour les soustraire aux persécutions antisémites. La maison, d’abord en zone italienne, est en sécurité. Mais le 6 avril 1944, les 44 enfants et 7 éducateurs qui s’y trouvaient sont raflés sur ordre de Klaus Barbie, responsable de la Gestapo de Lyon, et déportés. La « solution finale » aura fait périr six millions de Juifs.
Voilà ce que nous apprenons, ou revoyons. L’histoire de la maison d’Izieu s’ancre véritablement dans l’Histoire. Elle incarne la notion de « crime contre l’humanité » commis par les nazis, le statut d’enfant prouvant à lui seul l’innocence des victimes. En lisant les panneaux, nous prenons des notes, certains filment ou prennent des photos. Tous parlent à voix basse et grimacent devant les images des enfants squelettiques entassés morts dans des camions.
Nous sortons. Cette fois il fait vraiment beau. Les groupes sont partis et nous sommes seuls lorsque nous rentrons dans la maison. Nous formons presque une colonie comme celle d’il y a soixante-cinq ans. La maison est le lieu de mémoire, et non d’histoire. Elle est rénovée, propre, sans meubles et pourtant on ne peut s’empêcher de ressentir la présence des enfants d’Izieu. Surtout sur la terrasse où ont été prises les photos exposées. On imagine facilement les plus jeunes glisser en dévalant l’escalier et le soir discuter en s’agitant dans les lits. Aux murs sont accrochées les portraits des enfants déportés lors de la rafle du 6 avril 1944. Tous ont un nom et un visage sauf une. Elle n’a qu’un nom. Peut-être retrouverons-nous un jour son visage. Alors que les autres ont une multitude de petits points d’ancre qui définissent leurs traits, elle n’a qu’une feuille de papier blanc. En dessous, nous découvrons les lettres et les dessins des enfants. Une lettre d’une petite fille adressée à Dieu lui demande de revoir ses parents, juste une fois. Une autre est une lettre de fête des mères. Dans les deux cas les parents sont déjà morts, déportés dans les camps.
Nous discutons avec Pierre Jérôme Biscarat, qui insiste sur le fait que ces enfants sont, non seulement des Juifs européens, mais avant tout des êtres humains, bien que l’antisémitisme, qu’il soit allemand ou français, le nie.
Nous nous rendons ensuite dans la salle de projection. Le procès de Klaus Barbie est particulièrement impressionnant. Surtout lorsqu’une femme dit cette phrase entendue pourtant mille fois déjà : « Pour une mère, son enfant c’est tout ». Cette femme, des années après, semblait vivre la douleur de la perte tout aussi vivement que dans les premiers temps. Elle avait « tout » perdu.
Nous sommes retournés à Izieu le lendemain. Pierre Jérôme Biscarat tenait à nous faire comprendre la responsabilité de la France dans la persécution des Juifs d’Europe. En effet, si la France n’a pas appliqué de politique d’extermination, elle était également antisémite et pratiquait une politique d’exclusion. Je n’avais jamais entendu parler des camps d’internement jusque-là. Ceci m’a d’autant plus frappée que je me suis rendue compte qu’ils avaient étés très nombreux et barbares. Nous avons notamment parlé du camp de Gurs et de Rivesaltes dans lesquels régnaient la promiscuité, la maladie, la souffrance.
Nous sommes retournés à Lyon, au musée de la résistance. J’ai été particulièrement intéressée par les vidéos de propagande qui circulaient en France. Elles paraissent ridicules, on en rigole maintenant et pourtant elles guidaient les mentalités de toute une population. La force de l’image m’a troublée, l’image vue et revue se grave dans notre cerveau, même malgré nous. C’est aussi le cas pour les affiches. Nous avons travaillé sur plusieurs affiches de propagandes : « Journée des mères » ; « Si tu veux gagner plus, viens travailler en Allemagne » ; « Ils assassinent enveloppés dans les plis de notre drapeau » ; « Des libérateurs ? La libération pas l’armée du crime ! » ; « Le complot juif contre l’Europe ! ». Cet atelier m’a intéressée parce que, là encore, je me suis rendu compte à quel point notre volonté peut être manipulée. Les slogans sont excessifs, font appel à des codes de couleurs évidents et rentrent dans notre inconscient, non parce qu’ils sont raisonnables ou pertinents, mais parce qu’ils sont choquants. D’autres affiches utilisaient plus le détail, par exemple « Ils assassinent enveloppés dans les plis de notre drapeau » et nous les retenons pour les avoirs regardées longtemps jusqu’à voir chaque élément. Dans tous les cas, l’affiche ou la vidéo remplit sa fonction de propagande.
Je me suis rappelée que ma grand-mère m’avait montré, il y a longtemps, deux étoiles jaunes. A qui appartenaient-elles déjà ? A ma famille ? Quelqu’un de ma famille avait du porter cette étoile dans la rue et se faire insulter, frapper peut-être ? Cette personne était-elle allée dans les camps d’internement ? D’extermination ? Avait-elle voyagé dans un train à bestiaux ? Etait-elle morte en suffoquant ? Ou tuée par une balle ? Soudainement je me sentais plus proche des enfants d’Izieu. D’une certaine façon, j’étais avec eux, du «mauvais côté ». J’ai demandé à ma grand-mère. Marguerite, la compagne de mon arrière grand-père, s’était cachée et avait survécu. Ma grand-mère, pourtant élevée dans la foi catholique, se faisait traiter de sale juive à l’école.