En 2011 nous aurons 20 ans et j’en aurai 70. Je n’aurais jamais cru que nous y parviendrions. En 1991 nous prétendions nous adresser à ceux qui auraient 20 ans en l’an 2000, en leur promettant que nous allions faire en sorte que cela change, que le respect des droits humains s’imposerait d’ici là, pour peu que l’on s’en occupe et qu’on le veuille.
Nous avons donné naissance en même temps à une association tournée vers l’avenir et ancrée dans la mémoire, à un formidable espoir en l’humanité, fiers de nous tourner vers cette nouvelle génération affranchie des préjugés, des intolérances et des hypocrisies qui s’étaient perpétuées après les années de plomb et l’horreur des crimes contre l’humanité érigés en dogme par le régime nazi du III° Reich. Nous avons renoncé à donner des leçons à l’humanité, préoccupés seulement de défendre l’humanité.
Nous avons résolument choisi d’agir par l’image et par la parole auprès de cette génération-là pour lui montrer que la conquête universelle des droits de l’homme impliquait un combat incessant de tous, qui devait se transmettre entre les générations.
Maintenant que nous sommes devenus majeurs, il nous faut tout recommencer comme si l’humanité ne faisait que régresser et imposer partout l’intolérance, l’exclusion et la discrimination.
Les nouvelles que nous révèlent les sondages nous font craindre une remontée de cette intolérance et une avancée des idées et des propos racistes qui ont libéré la parole du même nom. Le fait qu’on le dise et qu’on le publie est sans doute la seule consolation qu’on puisse en éprouver, mais pas qu’on s’y résigne.
Aujourd’hui je m’aperçois que je n’aurai vécu que de rêves et d’espoirs. Certains se sont réalisés, d’autres demeurent dans leur état d’origine. Oui j’ai rêvé que le respect de la dignité de la personne humaine impose aux Etats et aux organisations internationales d’adopter des lois et des résolutions qui garantissent à chacun le droit de s’en prévaloir au même titre que la Constitution.
Oui, j’ai rêvé tout haut qu’au nom de cette dignité qui appartient à tous les humains sans distinction d’aucune sorte ni discrimination, chacun puisse défendre la mémoire des siens qui fait partie de son identité et que la négation des crimes contre l’humanité et des génocides soit réprimée et poursuivie partout sans exclusion, ni privilège.
Oui, je continue de rêver qu’au nom de ce principe universel de dignité et du principe constitutionnel d’égalité, chaque citoyen puisse accéder à cette élémentaire protection sans être suspecté d’imposer son histoire ou de porter atteinte à la liberté d’expression ou à la recherche historique, dès lors que sa mémoire aura été, au cours du siècle passé, affectée par un génocide reconnu par les instances internationales.
Oui, j’ai rêvé que l’appel des Arméniens, des Tutsis et des Bosniaques dont les parents ou les grands parents ont été au cours du siècle victimes de génocides selon la définition qu’en donne la Convention internationale de 1948 sur la répression et la prévention des crimes de génocide soit entendu des pouvoirs publics appelés à parfaire l’œuvre entreprise en 1990 avec la loi Gayssot.
Oui, j’ai rêvé que cette loi du 13 juillet 1990, qui réprime le négationnisme de la Shoah soit étendue à tous les autres génocides reconnus, maintenant qu’elle a été épargnée par le Parlement et par la Cour de cassation qui a mis un coup d’arrêt au vote des lois mémorielles et compassionnelles, qui vient de reconnaître qu’il n’était pas permis au nom de la liberté d’expression d’en contester la constitutionnalité. J’ai même imaginé que la Haute autorité de lutte contre la discrimination et pour l’égalité comme le défenseur des droits que le Sénat vient d’instaurer invite solennellement les députés et les sénateurs à franchir ce pas, sans pour autant banaliser ou méconnaître la spécificité de la Shoah.
Qu’il n’y ait pas besoin des Arméniens, des Yougoslaves ni des Tutsis pour la demander, mais qu’il suffise de se revendiquer de l’humaine condition et de l’égalité des droits entre tous ceux qui y participent pour y parvenir.
En attendant et au réveil je voudrais bien que ce soit à Mémoire 2000 que revienne l’honneur de mener cette lutte et de la faire aboutir. L’association que nous formons et que nous faisons vivre y retrouverait sa raison d’être et ses origines, ses adhérents et ses militants, ses promesses et ses espoirs. Nul ne pourrait nous reprocher de nous occuper trop des uns et pas assez des autres puisque c’est de la dignité de la personne humaine que nous nous occuperions.
Bernard Jouanneau