
Mardi 4 février 2025, Mémoire 2000 accueille deux classes de terminale HGGPS, deux classes de 3ème et une classe de SEGPA au musée de la Résistance Nationale à Champigny sur Marne pour voir le documentaire dont le titre est tiré du poème de Primo Lévi Si c’est un homme. Une classe de 3ème du collège Louis Blanc a visité le Camp des Milles le 15 janvier dernier, voyage offert par Mémoire 2000. Avant d’entrer au musée, ces élèves disent leur gratitude. Notre intervenant est Georges Duffau-Epstein, Président de l’association des Amis du musée de la Résistance nationale et fils du résistant Joseph Epstein dit Colonel Gilles, l’un des chefs du groupe Manouchian.
Le film documentaire N’oubliez pas que cela fut de Stephan Moszkowicz :
Un groupe d’élèves de première du lycée Yabné effectuent leur premier voyage en Pologne. Encadrés par 4 guides spécialistes de la Shoah, ils partent visiter les restes des ghettos de Cracovie et Varsovie, ainsi que les camps d’Auschwitz-Birkenau et Maïdanek. Pour la première fois, ils sont face à la réalité de la Shoah. En alternant l’explication des guides avec des images d’archives commentées par les jeunes eux-mêmes, ce film retrace les grandes dates de la Shoah, depuis la montée du nazisme, jusqu’à la libération des camps. N’oubliez pas que cela fut raconté par des jeunes pour des jeunes touche le public qui est resté très attentif durant la projection.
Georges Duffau-Epstein : j’ai 83 ans, je n’ai pas connu cette époque mais mon père s’appelait Joseph Epstein, il a été fusillé par les allemands le 11 avril 1944 au mont Valérien. Il était résistant, chef secret du groupe Manouchian, sous le nom de colonel Gilles. Mes parents étaient des juifs polonais, athées. Je suis un immigré de deuxième génération. Mes parents n’étaient pas religieux, ils se sont battus pour leurs idées. La France a rendu honneur à mon père au Panthéon où son nom est inscrit. Du côté de ma mère, toute sa famille juive polonaise a disparu. Pareil du côté de mon père, tout ça pourquoi ? Parce qu’on était juifs. Ma tante était dans le ghetto de Lublin. Elle venait d’accoucher, elle a été arrêtée avec son bébé. Dans le train, elle a jeté son enfant le long de la voie, par la petite fenêtre. Un peu après, elle a réussi, elle aussi à sauter. Elle a essayé de retrouver son enfant, elle ne l’a jamais retrouvé. Puis, elle a combattu dans la résistance. Après la guerre, elle est devenue juge pour enfants. De cet enfant, elle n’a JAMAIS parlé. C’est son fils qui me l’a raconté, il n’y a pas longtemps. Assez de confidences, il faut savoir qu’en France, il y a eu 2 types de déportation : d’un côté les juifs, en grande majorité (avec les tziganes et les homosexuels), environ 75.000 et d’un autre côté les résistants, environ 75.000 aussi. Mais pour les survivants, ce n’est pas le même nombre. Pour les juifs, 3000 ont survécu sur 75.000. Pour les résistants, la moitié sont revenus. Pour les juifs, la mort était assurée, dès l’arrivée au camp ou après quelques mois dans le camp. Bon, je suis là devant vous, pourquoi ? Des témoins directs de la Shoah, il n’y en a presque plus, 80 ans après la découverte d’Auschwitz, il en reste très peu. Vous connaissez peut-être Ginette Kolinka qui a 100 ans aujourd’hui. Elle continue de témoigner et elle dit qu’il faut prendre le relais, expliquer ce qu’était la Shoah. Quand on visite les camps, on n’en ressort pas indemne. J’ai été hanté longtemps par cette visite. Les traces ont été effacées, les fours crématoires ont été détruits, la plupart de ceux qui entraient ont été gazés immédiatement, il ne reste que des tas de valises, des vêtements, des chaussures. Il faut prendre le relais pour tenter d’expliquer l’impensable. Ces horreurs peuvent se reproduire. Ce qui importe, ce sont les valeurs universelles, la lutte contre tous les racismes, nous sommes tous humains, nous avons tous le droit de vivre, quelle que soit notre religion, notre couleur de peau. Et maintenant, vos questions :
Un élève : quelle était la réaction de votre tante quand elle voyait des gens morts autour d’elle ?
Georges Duffau-Epstein : on ne sait pas. Pour les survivants, beaucoup n’ont pas parlé. Ils se sont tus longtemps, lorsqu’ils ont commencé à raconter, personne ne les croyait. Ma tante ne m’a pas raconté, elle n’a jamais réussi à en parler. Son fils a réussi à en parler seulement il y a 10 ans.
Un élève : est-ce que vous voulez avoir une loi mémorielle pour le génocide des juifs ?
Georges Duffau-Epstein : je crois que les lois mémorielles doivent concerner tout le monde. Toutes les victimes ont droit au même hommage. La loi concerne tout le monde, elle doit être universelle. Les hommages peuvent être spécifiques.
Un élève : qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris que votre père était résistant ?
Georges Duffau-Epstein : j’ai été très fier, quand, entre 9 et 10 ans, ma mère m’a expliqué. Enfant, j’étais invité dans des tas de cérémonies, il y avait des personnalités connues, on me demandait de leur offrir des fleurs. Dans ma tête de petit gamin, mon père était un demi-dieu. Et puis, longtemps après, j’ai eu la chance de rencontrer Pascal Convert, un historien qui a fait des recherches sur la résistance et qui écrivait une biographie de mon père. Et j’ai découvert que mon père était un homme comme tout le monde. J’avais 65 ans. Mais comprendre à cet âge-là que j’avais eu un vrai père m’a fait beaucoup de bien. Je n’ai jamais connu mon père, mais je suis heureux d’avoir un vrai père.
Un élève : comment avez-vous appris que votre père a été fusillé par les nazis ?
Georges Duffau-Epstein : par ma mère, mais elle a eu beaucoup de mal à parler. Elle qui n’avait pas été déportée disait : « nous n’avons rien fait de spécial, nous avons juste fait des choses justes ». Les résistants étaient des gens modestes qui ne cherchaient pas à se mettre en avant.
Un élève : avez-vous une trace écrite laissée par votre père ou votre mère ?

(Crédit photo : Pascal CONVERT)
Georges Duffau-Epstein : mon père m’a écrit une lettre avant de mourir : « Mon petit microbe, (il m’appelait comme ça), je t’écris cette lettre, 3h avant de tomber sous les balles. J’ai fait cela pour défendre ta liberté et celle de ta mère. Mais je meurs pour ton bonheur, pour le bonheur de tous les enfants et de toutes les mamans. » Il avait écrit sur une petite carte, des deux côtés, il ne restait plus de place, mais dans un petit coin, il a ajouté : « Vive la France, Vive la liberté ». C’est le sens de son combat. J’ai aussi une autre trace écrite sur la Bible que lui avait apportée un aumônier qui rendait visite aux futurs fusillés. Il n’était pas croyant mais il avait écrit son nom dans la Bible : Joseph Epstein, mort au champ d’honneur, père du petit Georges Epstein. Ces souvenirs intimes ne parlent pas de sa résistance, je l’ai découverte après à travers les nombreux auteurs qui ont écrit sur lui.
Un élève : comment votre mère a-t-elle vécu le fait que votre père a été fusillé ?
Georges Duffau-Epstein : très mal. Puis elle a supporté. Quand j’ai eu 10 ans, elle a voulu se remarier et, première bêtise, m’a demandé si j’étais d’accord, et comme bien sûr, j’ai refusé, deuxième bêtise, elle ne s’est jamais remariée.
Un élève : pendant la guerre, vous étiez où ?
Georges Duffau-Epstein : en 1941, à Paris. Mes parents ne sont jamais allés se déclarer comme juifs. Ils vivaient sous un faux nom. Comme leurs amis. Mais certains avaient un fort accent difficile à cacher. Ils devaient éviter de parler au dehors. Mon père et ma mère parlaient un français impeccable. Jusqu’en 1942, mes parents pouvaient sortir. En février 1943, mon père est nommé chef du groupe, il applique les consignes de sécurité. Il met sa femme et son fils à la campagne dans l’Yonne. Le risque c’est que nous soyons arrêtés et torturés devant lui. Cela faisait partie des méthodes pour faire parler. Quand il a été arrêté il a été atrocement torturé, il n’a pas parlé. Il nous savait à l’abri.
Un élève : comment les juifs des camps ont-ils pu se réintégrer dans la société ?
Georges Duffau-Epstein : ils sont revenus petit à petit entre 1945 et 46. Ils ont essayé de retrouver les amis qui leur restaient. Certains n’avaient plus personne. Les mauvais souvenirs étaient insoutenables. Certains n’ont pas réussi à vivre. Ma marraine déportée à Ravensbrück m’a raconté très tard qu’elle avait été déportée comme résistante. Elle revient et elle met du temps à trouver du travail et travailler, ça lui fait du bien. Mais à 80 ans, ou peut-être 70, les souffrances de ce que de ce qu’elle a vécu dans les camps reviennent et elle fait des dépressions. Et là, elle commence à me raconter ce qu’elle a vécu, ce que vous avez vu dans le film. À la sélection, elle est partie du bon côté, à gauche. Elle m’a raconté ses souffrances : le froid, les coups. C’est une des seules qui a accepté de raconter. Son témoignage, je l’ai toujours à l’esprit. Une inhumanité atroce : transformer des humains en sous hommes. Elle disait que dans le camp, quand elle se levait, elle ne savait jamais si elle finirait la journée.
Un élève : vous en pensez quoi du procès Eichman ?
Georges Duffau-Epstein : je pense qu’il est juste que l’on soit jugé quand on a commis de tels crimes. Personnellement, je suis contre la peine de mort, mais vu l’ampleur du massacre, je pense qu’il fallait cette sanction. Pour que les générations futures sachent que de commettre de tels crimes, envers tout un peuple, ce n’est pas possible. C’est comme le procès de Nuremberg, c’est nécessaire pour la société.
Un élève : j’ai une question : en vrai de vrai, ils étaient forts les Allemands !
Brouhaha dans la salle. Georges Duffau-Epstein laisse le calme revenir après la question provocante.
Georges Duffau-Epstein : les Allemands étaient forts. Hitler avait depuis longtemps travaillé l’opinion publique pour faire passer ses idées, Hitler avait une bonne armée, une tactique et il a envahi les pays voisins. Puis, les alliés se sont unis. Ils avaient des idéologies différentes, communistes et capitalistes, mais ils se sont unis pour combattre le nazisme (une idéologie qui cultive le racisme,) ce qui est différent de combattre les Allemands.
Jacinthe Hirsch : d’après vous, qu’est-ce qui est le plus important, la loi du plus fort ou la loi juste pour tous ? La justice est plus importante que la force.
Un élève : comment Ginette Kolinka a-t-elle fait pour reprendre une vie normale après le camp.
Jacinthe Hirsch : elle a témoigné après ce même film, devant des élèves et dans son livre Retour à Birkenau. Elle dit que ce sont ses sœurs qui n’avaient pas été déportées et qui étaient toute à la joie de la Libération, qui l’ont ramenée vers la vie, vers les bals, vers la joie. Elle était détruite, physiquement et moralement par les camps, par le fait qu’elle avait dit à son père et son petit frère d’aller dans la mauvaise direction à la sortie des trains. Mais le goût de la vie est revenu. Elle a travaillé dur, elle n’en a jamais parlé et c’est sur le tard qu’elle a commencé à témoigner et elle ne s’arrête plus.
Georges Duffau-Epstein : il faut la remercier de perpétuer l’Histoire et le souvenir.
Il est l’heure de clore la séance, mais les mains sont nombreuses à se lever.
Un élève : ça vous fait quoi de voir qu’il y a des néonazis en Allemagne en ce moment ?
Georges Duffau-Epstein : je ne comprends pas ! Mais comment faire quand on voit actuellement des rassemblements néonazis, je ne comprends pas comment on peut penser encore des choses comme ça !! En Allemagne et en France il y a certaines déclarations sur les immigrés, les handicapés etc. qui me sont insupportables.
Le dialogue est interrompu à cause des retours nécessaires dans les établissements. Les élèves ont longtemps applaudi et des groupes sont restés pour continuer le dialogue avec Georges Duffau-Epstein. Difficile de se quitter après cet échange.
A propos de la résistance, gardons en mémoire les paroles que Georges Duffau-Epstein nous a rapportées et qui sont celles de Martin Niemöller, un résistant allemand au nazisme :
« Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif.
Puis ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester. »
