Aux funérailles de la mémoire

Paru dans le journal d’Avril 2010

Auschwitz-Birkenau, commémoration du 27 janvier 2010

Tous les ans, le 27 janvier, est commémorée la libération du camp d’Auschwitz. Cette année, pour le 65ème anniversaire de cette libération, la commémoration se devait d’être plus solennelle qu’à l’accoutumée et les derniers témoins plus et mieux entendus encore. Apparemment ce ne fut pas le cas et cette cérémonie “sans âme et sans égard pour les victimes”, n’a été, semble-til, qu’“officielle”. Cest en tout cas ce qui ressort du remarquable témoignage paru dans le Libération du 14 février dernier, de l’écrivain Catherine Herszberg qui, avec beaucoup de talent et d’humour (il en faut une sacrée dose dans certains cas), raconte sa visite à Auschwitz en compagnie de l’une des deux rescapés de sa famille. Intéressés par ce témoignage et surtout par le problème qu’il pose au “passeur” de mémoire que notre association s’applique à être, nous avons contacté Catherine Herszberg qui avec une grande gentillesse et générosité, nous a proposé de publier l’extrait ci-dessous.

“Je viens d’une de ces tribus où les camps ont une puissance de réalité telle que leur évocation ponctue les causeries les plus ordinaires. Sans drame, ou exceptionnellement, ou en passant, ou juste comme ça, le camp surgit dans la phrase puis la quitte aussitôt comme il en va du vocabulaire quotidien. Aussi n’ai-je jamais eu envie de voir Auschwitz- Birkenau, jamais. Mais tout récemment, à l’occasion du 65ème anniversaire de la libération du camp, l’une des deux rescapés de ma famille a manifesté le désir de s’y rendre une fois encore, la dernière, sur les traces de sa mémoire et pour dire adieu aux siens.

Y aller avec Régine, cette toute petite femme rétrécie au fil des ans, 90 ans, d’une vitalité à épuiser un enfant, était une occasion sans doute sans lendemain. “Je viens avec toi. – Ah ! quel bonheur…” Plus question de reculer.

Pourtant l’affaire m’a vite paru mal engagée. Et d’abord le courrier de la puissance invitante, le secrétariat d’Etat à la défense et aux anciens combattants. “Il m’est particulièrement agréable de vous convier (…) à accompagner le ministre pour ce déplacement symbolique.” J’ai pensé : Auschwitz est j’espère trop réel pour devenir symbolique.

Et aussi : les déportés n’accompagnent personne dans les camps, ils y reçoivent.

Et encore : a-t-on besoin de figurants pour la photo?

Mais il y a des sujets, comme celui-là, où on est très pointilleux et on avance tous sens dégainés. Il fallait tempérer. La formulation était maladroite mais le coeur devait y être. J’avais mauvais esprit. A quelques jours du départ, on a reçu le programme de la journée dans une enveloppe aux couleurs de la France, certifiée ministère de la Défense. Au milieu de l’enveloppe, imprimé sur un sticker, mon nom ès qualité : C. H., Accompagnatrice, Union des déportés d’Auschwitz. “Allo, t’as reçu ta convocation? – Oui, Régine. – Ils ont mis quoi sur ton enveloppe? –Accompagnatrice. Et sur la tienne? –Ancienne déportée. – Sur l’enveloppe?… Ils ont mis ça sur l’enveloppe?! – Oui, sur l’enveloppe.” Ils auraient dû mettre le numéro, m’a dit un ami. Mes amis aussi ont mauvais esprit.

Le 27 janvier, à 5h du matin, on a rejoint l’avion officiel. A bord, quelque 170 passagers, le ministre et sa troupe, des personnalités, des parlementaires, des lycéens… et seize anciens déportés de 80 ans bien passés. Nous nous sommes posés à Cracovie par – 17° pour embarquer dans des bus direction Oswiecim. A chaque bus son “chef de groupe”. La nôtre fit preuve d’un talent certain pour l’animation collective. Puisque le bus transportait des déportés et des lycéens – lauréats, qui plus est, du concours national de la Résistance –, ils allaient se causer.

A voix haute. Au micro. On appelle ça la transmission de mémoire. La chef de groupe : “Madame M. venez, venez vous asseoir devant, prenez le micro, venez témoigner pour les jeunes et eux vous poseront des questions”. La voix de Madame M. s’élève dans le bus, au micro, entraînée malgré elle dans le circuit découverte de l’extermination. “Mes parents et dix de mes frères et soeurs ont été gazés dès le départ…”

Trois jeunes lycéens ont pris place à ses pieds, tendus vers la transmission de mémoire… “Et le SS était capable de prendre mon numéro et de me fusiller…”

Madame M. sollicite les adolescents pour qu’ils posent des questions…“Vous n’imaginez pas ce qu’était l’appel, dans le froid glacial, nus, pendant des heures…” Madame M. insiste pour entendre des questions, les lycéens sont à la peine… “Et la faim? heureusement vous ne savez pas ce qu’est la faim…”

Au fond du bus, la conversation a repris normalement – la mémoire y avait sans doute déjà été transmise…“Les cheminées brûlaient constamment…” Les lycées ont fini par dénicher quelques questions…“Il y avait une odeur à Auschwitz qu’on ne peut pas oublier…” J’ai pensé que cette voix allait sans fin s’écouler du micro, couvrant sans l’effacer le brouhaha des conversations et soudain, ce fut irrépressible, j’ai bondi au fond du bus vers la chef de groupe: “Vous allez nous faire subir ça jusqu’au bout? C’est obscène!…” La chef de groupe (professionnelle) : “Pour toute réclamation, adressez-vous au service du protocole”. Autour de nous quelques parlementaires avaient écouté, surpris et muets.

Ce n’était donc pas obscène. J’avais mauvais esprit.

[…] Dans l’avion, au retour, les langues se sont déliées sur cette invraisemblable commémoration, la dernière où s’étaient joints des survivants a répété la presse du jour et du lendemain qui n’y avait rien vu.

Quant à moi, ce 27 janvier 2010 à Auschwitz-Birkenau, j’ai eu la sensation bouleversante d’avoir participé au cortège funéraire de la mémoire.”

Catherine Herszberg

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