Paru dans le journal d’Avril 2010
Le séisme qui a frappé Haïti le 12 janvier dernier laisse une impression de désolation humaine absolue : 230 000 morts, des dizaines de milliers de blessés et plus d’un million de sans abri.
Ce cataclysme a frappé un Etat haïtien faible et dépendant de l’aide internationale pour financer son budget et assurer la sécurité du pays. Il a achevé de ruiner le pays le plus pauvre des Amériques, avec ses 9 millions d’habitants et sa superficie presque équivalente à la Belgique, où l’espérance de vie est de 52 ans, le taux de chômage de 60% et la déforestation menace gravement l’agriculture. Un double paradoxe retient l’attention. Haïti a longtemps figuré parmi les pays les plus aidés au monde par habitant et a pourtant vu son PIB diminuer significativement au cours des dernières décennies, Haïti a une élite culturelle d’exception et 80% d’analphabètes. Ce double paradoxe permet d’éclairer la situation actuelle et l’horizon des possibles.

Ces paradoxes trouvent leurs causes dans le passé. Haïti est né sous les auspices les plus glorieux qui soient. En 1791, Toussaint Louverture accomplit l’universalité de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Les révolutionnaires français sont contraints d’y abolir l’esclavage en 1793. En 1802, Napolélon fait arrêter Toussaint Louverture qui mourra en captivité en France, mais le peuple reprend la lutte pour son son indépendance sous la direction de Jean-Jacques Dessalines. Les troupes françaises sont défaites et Haïti proclame son indépendance le 1er janvier 1804. En 1825, le roi Charles X envoie des troupes et le président haïtien Boyer est contraint de dédommager la France et les colons en échange d’une reconnaissance de l’indépendance de son pays. Haïti paiera longtemps des indemnités qui pèseront très lourdement sur le pays.
Dès le milieu du XIXème siècle, Haïti sombre dans l’instabilité politique. Les legs de la révolution et l’indépendance sont pourtant durables, de nombreux Haïtiens ressentent légitimement une fierté patriotique chevillée au coeur et la fécondité des intellectuels haïtiens y trouve ses racines. Mais les structures culturelles héritées de l’esclavage continuent de peser lourdement. Le dualisme de la société haïtienne perdure jusqu’à aujourd’hui.
L’Etat est côtier et occidentalisé, militarisé et brutal, et il a instauré des rapports d’exploitation et d’exclusion de la masse rurale “africaine” qui constitue le “pays en dehors”. Jusqu’à aujourd’hui, quelques familles métisses et francophones détiennent l’économie, détournent une partie de l’aide internationale et n’investissent quasiment pas dans le pays, tandis que la paysannerie créole s’est “habituée” à l’incurie de l’Etat souvent vu comme son ennemi.
La présidence des Duvalier (1957-1986) constitue un tournant dramatique et pousse l’élite intellectuelle à l’exil. Les Duvalier instaurent une dictature sanglante en s’appuyant sur les “tontons macoutes”, une milice qui ne touche aucun salaire et vit de l’extorsion et du crime organisé. Duvalier père s’appuie sur une idéologie raciste, le “noirisme”, qui oppose les noirs aux mulâtres et réactive les démons du passé de l’esclavage. Les libertés civiles sont supprimées, la corruption s’étend à tout l’appareil d’Etat, pillages, exécutions sommaires et viols deviennent le quotidien. L’arbitraire et l’impunité détruisent les liens sociaux et conduisent au repli identitaire.

L’élection du Président Aristide en 1991 fait naître de grands espoirs, mais la violence d’Etat et des milices privées reprennent rapidement après son retour en 1993. Le Président Aristide instrumentalise l’histoire et la mémoire du peuple haïtien en demandant la restitution par la France des indemnités de 1825 (près de 21 milliards d’euros) et des réparations au titre de l’esclavage. Sa seconde présidence s’achève dans la violence et l’impunité de sa milice, les “chimères”. Et rien n’a changé pour la population rurale qui vit toujours dans le “pays en dehors”, pauvre, analphabète et enclavée.
La solidarité internationale après le tremblement de terre peut contribuer à construire les infrastructures de la démocratie que sont les routes, les écoles, l’électricité… Mais le futur des Haïtiens dépendra avant tout d’eux-mêmes. Depuis quelques années, on assiste à l’émergence d’une conscience nationale et non plus nationaliste ou “noiriste”, à travers une opposition civile, le maintien de médias d’information et d’opinion indépendants, l’essor de chambres de commerce plus soucieuses qu’auparavant de l’intérêt collectif.
Cette évolution permet d’espérer la réconciliation de l’Etat et de la nation haïtienne, indispensable au développement du pays. Les élites haïtiennes, qu’elles vivent dans le pays ou en diaspora, peuvent relever ces défis. Des personnalités politiques comme Michelle Pierre Louis pourraient incarner un pouvoir démocratique respectueux du peuple et de la société civile. Les nombreux intellectuels et artistes haïtiens peuvent créer un imaginaire collectif débarrassé des spectres du passé.
Haïti n’est pas condamné à la tragédie. Entendons les paroles de Michèle Montas, ancienne porte-parole de l’ONU et veuve du grand journaliste Jean Dominique assassiné en 2000, qui affirmait après le séisme : “Haïti est bien vivante et personnellement j’ai une confiance illimitée dans la capacité du peuple haïtien à réinventer son avenir.”
Rose Lallier