Ce début d’année 2015, marqué par les attentats barbares de janvier et la montée désastreuse mais hélas prévisible du Front National, n’est pas vraiment de nature à nous donner un moral d’acier.
Et pourtant, il faut plus que jamais croire en nous et en notre pays. Dans cette optique, je ne saurais trop vous recommander un essai qui vient de paraître chez Albin Michel : “Plaidoyer pour la Fraternité”, d’Abdennour Bidar. Voilà bien un ouvrage lumineux et roboratif, qui pourrait peut-être nous aider à passer de l’ère de la défiance à celle de la confiance.
L’auteur, normalien, agrégé et docteur en philosophie, fait partie de l’Observatoire de la Laïcité, et a participé à la rédaction de la Charte de la Laïcité, qui désormais trône dans nos écoles. Il nous parle de “l’urgence d’œuvrer tous ensemble à quelque chose de très simple, de très beau et de très difficile à la fois, la fraternité”, qui est ce qui manque le plus à notre vivre-ensemble et “qui réunirait ceux qui croient à tel ou tel ciel et ceux qui n’y croient pas”. Car “sans la chaleur humaine de la fraternité, alors la liberté, l’égalité, la laïcité, la citoyenneté, restent à jamais des valeurs froides”. Il nous faut en quelque sorte déconstruire la haine, “lutter pour notre fraternité par tous les outils de la culture, du dialogue, d’une mixité sociale retrouvée à la place de nos ghettos de pauvres et de riches”.
L’auteur a bien conscience de la déliaison, de la fracture qui s’est opérée avec une partie musulmane de notre population. Il sait que beaucoup d’entre eux viennent de pays où ils ne voudraient pas retourner vivre parce qu’il y règne d’épouvantables inégalités sociales, sans aucune mesure avec les nôtres. Nos musulmans n’ont rien à gagner, par conséquent, à s’enfermer dans la “culture du ressentiment”. Héritier des Lumières, amoureux de la France, monsieur Bidar cite ce mot de Lévinas à propos de l’affaire Dreyfus : “Un pays qui se déchire à un tel point pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller”. Par ailleurs, il apprécie à sa juste valeur notre laïcité, moyen de vivre ensemble, qu’il veut coupler avec “la fraternité comme amitié entre nous tous dans le vivre-ensemble”. Selon lui, nos valeurs – dignité, liberté, égalité, fraternité, solidarité, laïcité, mixité – doivent être réapprises par notre société tout entière. Ceci pour nous prémunir contre la haine de l’autre, la peur de l’étranger, contre laquelle nous avait prévenus Camus.
Fraterniser, certes, mais avec qui, alors que la mixité sociale et culturelle n’existe plus ? “La fraternité, c’est l’école de la rue, une affaire d’éducation familiale. On est d’abord frères humains avant d’être frères en religion ou frères de classe”. Pour faire participer les musulmans à notre idéal, il faut responsabiliser l’Islam, sans l’accuser. Et Bidar évoque ici la figure du regretté Abdelwahab Meddeb, qui dénonçait il y a 20 ans déjà les racines profondes de “la maladie de l’Islam”. C’est donc avec les musulmans qu’il y a maintenant une “décision de fraternité” à prendre. “Il n’y a nul besoin de se ressembler pour se rassembler”. A condition évidemment, pour l’Islam, de se repenser de fond en comble, à la lumière spirituelle de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de la démocratie et de la laïcité. Bidar veut aider les musulmans à “développer un rapport libre à l’Islam, grande culture et grand humanisme”. Une urgence pour cela : s’assurer de la formation des imams à nos valeurs. Il nous faut “oser parler du sacré tous ensemble, un sacré qui n’entre en concurrence ni avec les religions ni avec l’athéisme”. Et seule la fraternité remplit ces critères : valeur transversale, universelle, elle dit que “nous ne sommes rien les uns sans les autres”. Et c’est notre peuple français, celui de la République, qui a donné à la fraternité des êtres humains son acte de naissance historique, en les déclarant “libres et égaux en droits”.
Nous devons donc choisir entre fraternité universelle et repli sur soi. De ce souci pour autrui, seul un frère est capable, et peut alors œuvrer à la liberté et l’égalité de l’autre. Mais cette fraternité s’apprend par un travail sur soi. On ne naît pas fraternel, on le devient, en nous investissant dans la relation à l’Autre, en faisant un peu plus attention à lui, s’efforcer de déconstruire la haine, résultat de “déficits énormes de l’éducation familiale de trop de nos petits musulmans, et de zones d’ombre dans la conscience de beaucoup trop d’adultes”. Plus loin : “Toutes les civilisations, toutes les religions et toutes les morales du monde se rencontrent sur le commandement de fraternité”. Lorsque le proscrit Jean Valjean frappe à la porte de l’Evêque de Digne, celui-ci, qui ne l’a jamais vu, lui dit : “Je le connais, ton nom, tu t’appelles mon frère”. Et c’est vrai qu’ “il fait trop froid dans la vie en Occident”.
Et l’auteur termine par “Dix propositions pour une France fraternelle”. J’en retiendrai ici quelques-unes : mettre en route une politique de désenclavement, vers plus d’emplois, de mobilité et de mixité sociale, ethnique et culturelle ; centrer la morale à l’école sur la culture de la Fraternité (dans certains établissements sous contrat avec l’Etat, on apprendrait plutôt la haine de l’Autre !) ; apprendre aux élèves une éthique de la discussion, pour pouvoir débattre sur les valeurs ; multiplier les forums citoyens ; instituer un service civique obligatoire et efficace ; créer des espaces de fraternité, et instituer une Fête de la Fraternité.
J’entends déjà les commentaires railleurs et sceptiques : tout ça, c’est bien beau, mais ça fait un peu “bisounours” : pour fraterniser, il faut être deux, mais l’Autre est souvent mal disposé ou réticent. Soit, mais alors, est-ce là un motif pour renoncer ? Doit-on attendre de nouveaux attentats, voire, pourquoi pas, une guerre civile ? Il n’est pas nécessaire de réussir pour entreprendre, dit-on. Aussi, je vous en prie, lisez-ce livre, et vous finirez peut-être par dire à votre tour : et si on essayait la Fraternité ? Chiche ?
Guy ZERHAT