Il fallait y aller.
Pas seulement parce que le Pape s’y est rendu, après François Mitterrand et bien d’autres. Parce qu’il s’agit d’un lieu de mémoire de l’humanité et qu’il a donné lieu à bien des contestations relatives au devoir de mémoire et à la place que doivent tenir les institutions en la matière.
C’est de l’Ile de Gorée qu’il s’agit, qui porte ce nom que lui ont donné les Français qui considéraient que l’on y traitait les esclaves “comme des cochons”. On y accoste en longue file de touristes ou de pèlerins, entassés sur la chaloupe qui déverse toutes les heures sa cargaison de visiteurs “libres” qui viennent ici accomplir leur devoir, ou satisfaire leur curiosité.
On vous prévient à l’avance, il n’y a pas de guide pour la visite de la Maison des Esclaves, construite sur l’île par les Hollandais en 1776. Le Conservateur est seul autorisé à faire la visite, mais les groupes qui se forment à l’entrée sont le plus souvent accompagnés, tantôt de leur professeur, lorsqu’il s’agit de scolaires, tantôt de guides locaux qui font payer leurs services, qui consistent à accompagner les visiteurs dans leur périple, qui les conduit du débarcadère à la Maison des Esclaves, puis à travers un dédale de ruelles en pente vers le sommet de l’île (136 mètres), d’où l’on aperçoit toute la ville de Dakar et l’ensemble de la rade. Nous révélant là notre raison d’être venus à cet endroit, c’est essentiellement un lieu de pèlerinage où il ne reste aucune trace de séquestration des esclaves, parqués à cet endroit pendant trois mois, avant d’embarquer sur les voiliers qui les conduisaient, soit aux Amériques, soit au Brésil et à Cuba ou en Haïti.
On est prié de se souvenir, ou plutôt de se représenter ce que fut leur calvaire et le discours du Conservateur est empreint de cette douleur et du calvaire qu’ils ont dû subir en ce lieu. On vous apprend que la traite des noirs a duré 350 ans, que la traite triangulaire vers l’ouest y a été pratiquée d’abord par les Portugais, puis par les Espagnols, les Hollandais, les Anglais et les Français jusqu’en 1848, date de son abolition par la IIème République à l’instigation de Victor Schoelcher.
Concentrés dans l’Ile de Gorée avant d’être embarqués pour la traversée périlleuse de l’océan, les esclaves, souvent arrêtés en famille, se voyaient séparés à jamais, dès leur arrivée sur l’île. Les hommes valides pour y être engraissés comme du bétail, les femmes séparées de leur progéniture, ainsi que les jeunes filles vierges, réservées à d’autres usages que le travail forcé. Parqués dans des cellules de 2m40 sur 2m40, à trente, assis le long du mur, entassés, les pieds entravés par des chaînes, empêchant leur révolte et leur évasion, ils ne pouvaient sortir qu’une seule fois par jour, lorsqu’ils ne l’avaient pas déjà fait sur place, pour satisfaire leurs besoins.
Ceux qui se rebellaient au cours de leur séjour, considérés comme des récalcitrants, étaient placés à l’isolement dans des cellules plus petites et soumis au gardiennage plus tatillon que celui des autres. Les malades et les mourants ne recevaient naturellement aucun soin, et leurs cadavres étaient évacués immédiatement par la porte de la mer, celle du départ sans retour.
Mais qui gardait tout ce monde? Des gardes du cru, recrutés par les autorités du moment, des locaux qui ont trempé dans la traite pendant tout le temps qu’elle a duré, sans l’ombre d’un scrupule. On ne peut manquer d’être frappé par cette concentration d’inhumanité en un lieu si exigu. La Maison des Esclaves que l’on visite — et il y en avait plus d’une — ne devait pas contenir plus de 3 à 4000 esclaves, retenus ici pendant 3 mois, quelquefois plus. Et même en comptant les déchets éliminés par la maladie et jetés aux requins, la vitesse d’élimination de traitement de cette pâte humaine n’a pas donné lieu à un traitement industriel accéléré, comme si on prenait son temps, persuadé que cela durerait toujours.
On ignore le temps que les gardiens passaient en cet endroit et la promotion dont ils bénéficiaient. Quoiqu’il en soit, on imagine qu’il y a bien de quoi s’interroger et le travail des historiens si jaloux de leurs prérogatives, ne laisse pas l’impression d’une véritable réponse à toutes ces questions. On comprend peut-être mieux que certains aient eu la préoccupation de provoquer une réponse institutionnelle, paradoxalement aujourd’hui, unanimement réprouvée. On comprend que l’on s’efforce ici, au nom des droits humains, de préserver le site et d’y installer des monuments à la libération des esclaves, pour marquer le passage de la barbarie à la civilisation. Celle-ci se rattrape sur le reste de l’île sur laquelle les touristes appelés à gravir la rampe des baobabs n’échappent pas à la contemplation d’oeuvres d’art de toutes sortes. Il y a tout en haut des vestiges d’artillerie, un monument installé ici par les Américains en 1999, une voile de bateau en béton, tournée vers l’ouest où “ils“ sont tous partis.
Certains y reviennent, tout au moins leurs descendants qui viennent ici à la recherche du passé de leurs ancêtres. Il y a un jour de visite qui leur est réservé : le mardi, jour de fermeture. Ce jour là est réservé aux Américains noirs : aucun blanc n’est toléré en leur présence afin d’éviter les affrontements et leur permettre de faire seuls le deuil de leurs ancêtres.
Dies ire, dies illa.
— Bernard Jouanneau
Visite virtuelle de l’Ile de Gorée ICI.