
Je rentre de Phnom Penh, le bout du monde, mais on n’en revient pas sans passer par S21 le centre de sécurité des Khmers Rouges de 1975 à 1979, le temps du règne de l’Angkar qui a mis en place le régime du Kampuchéa Démocratique. On ne sort pas de là, de cet endroit aujourd’hui transformé en musée du génocide cambodgien, indemne.
Sans m’y attendre, je l’ai vu ce petit Monsieur, l’un de huit rescapés du centre S21 de Phnom Penh où 17000 Cambodgiens sont passés entre le 7 avril 1975 et le 17 avril 1979, entre le mains de Kang Gukeav alias Douch, le responsable de ce centre, au service des Khmers Rouges du Kampuchéa Démocratique, sous l’appellation de Tuol Seng.
Il vendait et dédicaçait son livre « Le survivant » dans lequel il raconte son arrestation dont on ne lui a jamais dit les raisons, et les tortures qu’il a subies de la part des brigadistes Khmers Rouges agissant sous les ordres du commandant de ce centre qui sera finalement condamné, d’abord à 35 ans puis, en appel, à perpétuité par le tribunal international, constitué vingt ans après, à parité entre les Cambodgiens et l’ONU.

Il s’appelle Chum Mey. Il a aujourd’hui 83 ans. Grâce à lui notamment et à quelques très rares survivants, nous disposons pour l’histoire de témoignages directs sur ce qui s’est passé là-bas, avant que les négationnistes fassent leurs ravages. Il avait 45 ans lorsqu’il a été arrêté. Il était un simple mécanicien (et il semble que ce soit ses compétences techniques qui aient retenu l’attention des Khmers Rouges). Il a réussi miraculeusement à s’évader. Sa femme et ses enfants y sont restés et on ne les a jamais revus.
L’épreuve qu’il a vécue durant son incarcération est identique à celle des milliers d’autres Cambodgiens dont les visages scrutent aujourd’hui les visiteurs de ce musée, avec l’air de leur demander « Qu’avez-vous fait pour nous? » – Rien.
Pour avoir une idée de la condition réservée à toutes ces victimes des Khmers Rouges, il faut prendre connaissance du règlement affiché dans toutes les salles de torture et dont la lecture glace le sang et vous donne un aperçu de l’absurde et de l’esclavage auxquels se sont trouvés confrontées les victime, sans qu’on leur dise pourquoi (voir en bas de page).
Il était là, à la sortie du musée, avec sa pile de livres. Je l’ai vu, de mes yeux vu. Il ne parlait pas, mais il avait écrit ces lignes lors du procès de Douch : « Je ne dois pas condamner mes compatriotes qui m’ont torturé. S’ils étaient en vie et s’ils venaient me voir, je ne me fâcherais pas contre eux parce qu’ils faisaient ce qu’ils avaient à faire. Je les considérerais comme des victimes comme moi, puisqu’ils exécutaient les ordres d’autres personnes … Au cours des interrogatoires que j’ai subis, je me suis fâché, mais depuis après une longue période, ayant compris que ces personnes avaient à faire ce qu’on leur a dit de faire, je ne suis plus fâché contre qui que ce soit. Même les personnes qui m’ont torturé ont perdu leurs parents et les membres de leur famille… Selon le proverbe khmer, si un chien enragé vous mord, ne le mordez pas. Si vous le faites cela voudra dire que vous êtes vous même aussi enragé ». En rentrant je me suis dit en moi même que ce « petit monsieur » qui vendait ses souvenirs était un grand monsieur qui, en survivant aux épreuves qu’il avait du subir avait fait avancer l’humanité d’un grand pas.
A le lire, on ne peut s’empêcher de penser que c’est le malheur, l’horreur, l’impensable, l’inimaginable qui l’emportent et que malgré cela, on continue en France de stigmatiser les lois mémorielles et de refuser de sanctionner d’autres négations que celle de la Shoah, que la gangrène menace le monde entier et que nous devons tous tout faire pour ne pas l’oublier, pour ne pas supporter de l’entendre nier, y compris par le peuple qui en a été la victime, pour le voir escamoter par la justice.
Ce n’est pas l’affaire des Cambodgiens ni celle des Arméniens, ni celle des Juifs, ni celle des Tutsis, ni celle des Congolais, c’est l’affaire de l’humanité et nous en sommes chacun porteur d’une parcelle.
Bernard Jouanneau
Ce texte du règlement du centre S21 est aujourd’hui reproduit sur un panneau planté dans la cour de l’école. Il est destiné à l’édification de touristes qui le prennent en photo. Les détenus l’avaient sous les yeux dans leur cellule en permanence:
1 – Répond conformément à la question que je t’ai posée. N’essaie pas de me détourner de la mienne.
2 – N’essaie pas de t’échapper en prenant des prétextes selon tes idées hypocrites. Il est absolument interdit de me contredire.
3 – Ne fais pas l’imbécile car tu es l’homme qui s’oppose à la Révolution.
4 – Répond immédiatement à ma question sans prendre le temps de réfléchir.
5 – Ne me parle pas de tes petits problèmes, parle moi de la Révolution.
6 – Pendant la bastonnade et l’électrochoc il et interdit de crier fort.
7 – Reste assis tranquillement, attend mes ordres. S’il n’y a pas d’ordres ne fais rien et si je te demande de faire quelque chose fais le immédiatement sans protester.
8 – Ne prends pas prétexte pour voiler ta gueule de traître.
9 – Si tu ne suis pas tous les ordres ci dessus tu recevras de coups.
10 – Si tu désobéis tu auras soit 10 coups de fouet soit 5 électrochocs.