Daniel.
Ma chère Vibeke, ma chère Sonia, ma chère Agnès, ma chère Charlotte, ma chère Fiona, mon cher Jean-Claude, chers parents, chers amis de Daniel, C’est un exercice difficile, très difficile, de parler d’un frère qui n’est plus là, si peu de temps après son départ. Pourtant, Daniel est encore là, et même, sa soudaine absence devient tout à coup une sorte d’omniprésence. La présence du rabbin Williams témoigne de l’attachement irréductible de Daniel au judaïsme et à son histoire. La présence de tant d’amis témoigne des sentiments qu’il inspirait. Notre présence à tous témoigne de l’amour et de l’affection que nous lui portions, mari- tales, filiales, fraternels, amicales, confraternels.
Je ne veux pas retracer sa vie, que le document élaboré par ses filles résume à grands traits. Je voudrais simplement vous parler de ce qui se dégageait d’un homme que j’ai connu toute ma vie. Le 22 avril dernier, nous nous sommes réunis boulevard Raspail pour la fête juive de Pessah, la sortie d’Egypte. Nous avons réfléchi ensemble au premier Commandement, à la première Parole du texte biblique : “Je suis Adonaï ton Elohé, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, du pays de servitude”. Cette parole ne dit pas “Je suis l’Eternel qui t’ai donné la Torah, ou qui t’ai donné la vie”. Non, mais qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte. Elle souligne donc l’importance de la liberté pour fonder une éthique. Et Daniel a dit, en riant : “Je vais sortir avec vous, mais je crains de ne pas aller très loin”.
C’est un premier trait saillant de Daniel : l’humour en toute circonstance. Il n’a jamais renoncé à l’humour, comme il n’a jamais renoncé à défendre ses idées. Daniel était un homme qui ne renonçait tout simplement pas.
Ses idées, il les défendait avec une exigence, une intransigeance, qui provoquait des discussions âpres, des emportements, des colères parfois. Mais elles étaient toujours inspirées par un seul motif : le bien. Daniel faisait le bien. Il était bon, même si ce pou- vait être avec maladresse. Aussi loin que ma mémoire puisse remonter je ne me souviens pas avoir surpris chez lui la moindre méchanceté. Je ne dis pas cela pour dire du bien d’un homme qui n’est plus ; je dis cela par respect de la vérité.
Et le bien des biens, pour lui, c’était la paix. Bien sûr, pour nous aussi c’est un immense bien, mais Daniel s’y consacrait sans compter. Je le revois encore, à l’hôpital Cochin, refuser une visite parce qu’il devait clore les comptes de JCall, Le réseau juif européen pour Israël et pour la paix. David Chemla en parlera mieux que moi dans un instant.
Daniel était un combattant de la paix, en particulier au sein de Shalom Archav, “la paix maintenant.” Il défendait l’idée d’un Etat palestinien à côté d’Israël, mais en paix. De son vivant, il n’a pas vu son espoir se réaliser. Il m’a confié que c’était parfois découra- geant. Mais justement, il ne se décourageait pas.
Parmi ses nombreux points communs avec notre père, outre la ressemblance physique, il y en avait un, essentiel : il respectait ses idées. On peut aussi appeler cela du courage. Ce respect imposait de ne jamais baisser les bras. Comment baisser les bras quand on défend la paix, la démocratie, la liberté, les droits de l’homme et le premier d’entre eux, celui de vivre ? Peu d’hommes, m’a dit de lui notre ami Robert Badinter, ont œuvré avec un tel désintéressement, sans pouvoir jouir du triomphe de leurs idées. Mais c’est souvent le destin des hommes de conviction. Et Daniel était un homme de conviction.
Parmi ses convictions, il y avait celle, rare, de lutter sans désarmer contre l’indifférence, contre les petites négligences, les minus- cules abandons au quotidien dont la somme prépare le malheur. Il le faisait, notamment, au sein de Mémoire 2000. Il le faisait aussi
dans ses émissions de radio consacrées au cinéma sur Judaïques FM, qui d’ailleurs lui rendra hommage le 19 mai prochain. Il le faisait à table, dans la rue, au téléphone, depuis son lit d’hôpital. Il ne laissait rien passer. Et cet homme sensible à l’extrême n’y allait pas avec le dos de la cuillère, comme me l’a dit un ami historien. Qui ajoutait : “Finalement, c’est lui qui avait raison”. Un jour, nous déjeunions ensemble au Drugstore Publicis, dont il était alors le Secrétaire général. Léonid Brejnev effectuait une visi- te d’Etat en France. Un commissaire de police est entré dans le Drugstore et a demandé un responsable. C’était Daniel. Le policier lui a dit, sur un ton ferme, qu’aucune manifestation ne serait tolérée contre le secrétaire du Parti communiste de l’URSS, et que s’il y avait des troubles, il en serait tenu pour responsable. Daniel lui a répondu vigoureusement que la responsabilité collective n’existait pas dans notre pays, et il a lancé : “Si vous avez un ordre, transmettez-le-moi par écrit.” Le commissaire a baissé le nez.
La force des engagements de Daniel se lit dans un seul constat : il ne se mettait jamais en avant. Sa voix portait, sa stature en imposait, mais ce n’était pas lui qu’il mettait en avant. C’était la cause qu’il défendait. Certes, il pouvait s’énerver, avoir des réactions épidermiques, avoir des mots qui dépassaient sa pensée, mais s’il blessait un ami, un parent, un être cher, il s’en voulait presque aussitôt. Certains ici ont reçu des fleurs le lendemain d’une engueulade avec Daniel, ou un mot affectueux, ou un appel téléphonique touchant de sincérité.
Dans la défense d’une cause, dans ses rapports avec les autres, Daniel était tout simplement généreux. Il donnait de lui-même, il donnait tout ce qu’il pouvait, et il ne demandait rien. Heureuse- ment, nombreux sont ceux qui lui ont beaucoup donné : leur amour, leur amitié, leur affection, leur tendresse, leur confiance, leur estime, leur respect. Et maintenant, leur hommage et leur souvenir.
Il y a quelques semaines, à l’hôpital Cochin, nous avons parlé ensemble de la mort. Plus exactement, il a évoqué la sienne. C’était un patriarche qui me parlait. Un patriarche sans barbe, tranquille, serein, mais un patriarche. Le silence qu’il fait peser désormais accentue ce sentiment. Je lui ai cité cette réflexion de Sénèque : “Tous les jours mènent à la mort ; le dernier y arrive.” Celui-là m’a-t-il dit en riant, tu ne crois pas qu’on devrait le supprimer ?
Malgré tous les efforts de ceux qui l’ont entouré jusqu’au dernier moment avec tant de sollicitude – avant tout ses filles Charlotte, Agnès, Sonia, sa femme Vibeke, mais aussi ses amis proches – ce dernier jour est arrivé.
Daniel n’est plus là, mais il est là. Il a commencé sa descente en chacun de nous. Je dis descente, peut-être devrais-je dire sa remontée. Je ne sais pas. Gardons-le en nous, précieusement, et que sa mémoire nous accompagne arshav. Maintenant.
Shalom Daniel.