2014 s’achève sur un triste constat à propos des lectures françaises de l’année, si révélatrices d’un certain état d’esprit. En effet, les deux best-sellers absolus, ”Merci pour le moment” de Valérie Trierweiler et encore plus “Le suicide français” d’Eric Zemmour, me semblent d’abord liés, et par ailleurs significatifs d’un tsunami étrillant le bel esprit français.
Pourquoi liés ? Par la même volonté de destruction. Le livre de Trierweiler, vendu à près de 750 000 exemplaires et décliné en douze langues (pour le moment) est certes l’histoire d’une vengeance personnelle, qui ne regarde que les deux personnes impliquées. Mais en dénigrant François Hollande comme elle le fait, elle met aussi à mal le Président, voire la fonction présidentielle et par là même les institutions françaises. Zemmour, lui, publie un brûlot d’un autre genre, mais en poursuivant un peu le même but. Lui, il n’en avait vendu que 400 000 exemplaires fin 2014, mais est rentré plus tard dans l’arène et peut réserver des surprises encore en 2015. Son pavé de 500 pages dénonce toutes les élites politiques, économiques, médiatiques et intellectuelles, accusées selon lui d’avoir bradé les valeurs de la France. Prenant le contre-pied des travaux d’historiens, il ose aussi affirmer que le régime de Vichy a sauvé les juifs français de la déportation en sacrifiant les juifs étrangers.
En cela, il est plus dans l’air du temps qu’elle. Rien ne résiste à son analyse gluante. Par exemple, quarante ans après la Loi Veil, Zemmour n’hésite pas à reprendre les attaques les plus viles contre le droit des femmes à l’avortement, à la contraception, au divorce. Il exalte le bon vieux temps de la tutelle, quand les femmes n’avaient pas droit de faire des chèques, quand les maris avaient le droit de « puissance paternelle » dans le couple, remis en cause en 1970. Un délire ? Oui, mais loin d’être unique en son genre. Regardez le Tea Party aux Etats-Unis, ou les hordes des Manifs pour tous en France, voire les rabbins intégristes en Israël ou les islamistes radicaux. Ces esprits sont fermés aux progrès, frileux à la globalisation, souvent xénophobes, voire racistes, avec pour seule bannière que “tout était mieux avant”. Pour y coller, Zemmour a trouvé nécessaire de réécrire l’histoire, gommant tout ce qui le dérangeait.
Résultat : c’est lui, Zemmour, qui dérange. Limogé de chaînes de télévision françaises, on a envisagé d’interdire tout court son passage en Belgique. Comme le dit le professeur de philosophie à l’université de Liège, Edouard Delruelle : “La parole que l’on veut libérer, c’est toujours la parole d’extrême droite, la parole raciste”, explique-t-il au journal Le Soir. “Le verrou que l’on veut faire sauter c’est celui du politiquement correct, pour brouiller la différence entre droite et ultra droite”. Éric Zemmour est porté par l’air du temps, grisé par le succès, il s’est progressivement transformé en polémiste condamné à pousser toujours plus loin les limites de la transgression.
“Dérapage sur pattes”, dit Daniel Schneidermann. Le chroniqueur multicarte se devait de provoquer des vagues d’indignations chaque fois renouvelées pour prospérer. Les attaques contre l’européisme et le féminisme ne suffisaient pas. Il lui a fallu hausser encore le ton sur l’immigration pour enfourcher la thèse du “grand remplacement” en déplorant, avec des mots crus, une éviction des populations indigènes.
Comme Trierweiler, mais encore plus qu’elle, Zemmour est dans l’air du temps. Un temps nauséabond, ou la finalisation politique de telles idées emmène les partis politiques d’extrême droite aux portes du pouvoir en Europe. En France, nous avons déjà connu la Lepénisation des esprits. 2014 nous emmène la Zemmourisation des esprits, plus efficace et surtout plus subtil. C’est ce qu’il convient d’appeler un suicide français.
Vibeke Knoop