Au 72 rue du Château d’eau, Paris 10e, en janvier 2021, deux affiches évoquent des enfants : Marcel et Rachel Gorfinkiel, Anatole Gorodetzki et Raymonde Wiczarczyk vécurent ici. Ces affiches bordées de noir invitent à se souvenir des enfants parisiens “déportés parce que juifs pendant la Shoah entre 1942 et 1944”. Marcel avait douze ans, sa sœur Rachel six. Anatole avait onze ans, Raymonde en avait sept.
Près de 6000 affiches de ce type ont été collées sur des immeubles parisiens autour du 27 janvier 2020, date du 75ème anniversaire de la libération des camps d’Auschwitz-Birkenau. Elles irritent des passants. Elles sont souvent déchirées, arrachées.
Sur les noms de ces quatre enfants qui vécurent 72 rue du Château d’eau, une main anonyme a écrit deux fois : “ON S’EN FOUT”.
Au cours de cette année 2020, je m’étais presque habituée à voir tant de ces affiches déchirées, lacérées, mais cette fois je reste sans voix devant cette profanation.
Quel est ce “On” anonyme, fier de proclamer son indifférence au sort de ces enfants ?
Ceux qui ne supportent pas que la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs ait été reconnue, et en ont “assez de la repentance” ?
Ceux qui répondent systématiquement “et les enfants palestiniens ?” à chaque évocation des enfants juifs assassinés ?
Ou les tenants du “deux poids, deux mesures”, qui considèrent qu’on ne parle “que des juifs”, au détriment de l’esclavage et de la colonisation ?
Impossible de savoir laquelle de ces haines a guidé cette main, si tant est qu’elles soient fondamentalement différentes.
Ce qui frappe, c’est l’idée terrible que le rappel des crimes nazis ne fait plus taire les antisémites, mais les pousse au contraire à crier leur haine.
Reviennent alors en tête les mots de l’historien Georges Bensoussan, battant en brèche nos illusions sur la possibilité que l’enseignement de la Shoah soit un rempart contre l’antisémitisme : Trop insister sur cet enseignement, c’est aussi créer dans l’espace scolaire et au-delà un sentiment de saturation, qui se traduit par “ça suffit”, “y en a que pour les juifs”. On renforce un sentiment de culpabilité qui se transforme en agressivité. On n’aime pas se voir rappeler constamment le crime des aïeux. […] Il ne s’agit pas d’abandonner notre travail d’historien, d’avoir la mémoire discrète pour ne pas gêner nos interlocuteurs. Il s’agit simplement d’être conscient que cet enseignement ne constitue pas un vaccin contre l’antisémitisme.
Continuer à enseigner l’histoire donc, mais sans en attendre autre chose. Sans lui assigner une mission impossible, si ce n’est contre-productive.
Quel espoir reste-t-il alors ?
En octobre 2020, l’écrivain Marcel Cohen, passe devant l’immeuble du boulevard d’Ornano, où ses parents et sa sœur furent arrêtés en 1943 avant d’être déportés. Marcel qui avait six ans était dehors avec sa nourrice et a échappé à l’arrestation. Sa petite sœur, Monique, avait trois mois. Collée sur l’immeuble, une affiche rappelle le nom de Monique, son âge, et la mention : déportée parce que juive.
Là encore l’affiche a été déchirée, mais Marcel Cohen constate qu’elle a été recollée, avec un petit morceau de scotch. Et devant ce geste anonyme, il se met à pleurer.
S’il est décourageant de constater le furieux besoin d’effacer la mémoire de la Shoah, la démarche de ceux qui vont recueillir des traces, retrouver des noms et redonner vie aux victimes des génocides, donne des raisons d’espérer. Jean Hatzfeld vient de publier Là où tout se tait. Son sixième livre sur le Rwanda. Recueil des traces de quelques-uns des Justes Hutus qui ont résisté à la folie génocidaire de 1994. En 2000, Jean Hatzfeld publie Dans le nu de la vie, Récit des marais rwandais, son premier livre consacré au génocide des Tutsis. Grand reporter et écrivain, il a séjourné plusieurs mois au Rwanda après le génocide de 1994, et recueilli le témoignage des rescapés. Puis il publie en 2001, Une saison de machettes, les paroles des acteurs Hutus du génocide, après avoir interrogé, dans leur prison, les auteurs de cette “saison de tueries”. Chaque fois, ces récits se situent sur les collines de Nyamata, commune où 50.000 Tutsis sur une population de 59.000 ont été massacrés à la machette par les miliciens et leurs voisins hutus entre le 11 avril et le 14 mai 1994.
Pour ce sixième livre consacré au génocide des Tutsis à Nyamata il ne donne plus la parole aux victimes, ni aux meurtriers, mais il tente de retrouver les traces de ces Hutus qui ont eu le courage de cacher des Tutsis chez eux, au risque de leur vie, pendant ces semaines de massacre. Dans une interview au Monde, Jean Hatzfeld précise : “Quand ils sauvent des Tutsis, ces Justes sont tous persuadés que les Tutsis, c’est fini. Ils n’ont pas du tout cette idée qu’un jour ou l’autre, la situation va se renverser. Ils sauvent pour l’absolu. Faire le Bien dans le chaos du Mal est un réflexe invraisemblable.” Ces gens qui ont résisté à la fièvre meurtrière de leur peuple n’ont droit à aucune reconnaissance. Leur courage est tombé dans l’oubli. C’est pourquoi il importe que leurs noms et leurs actes nous soient transmis par ce livre, un recueil de paroles vertigineuses pour qu’ils survivent dans notre conscience.
Jacinthe Hirsch