Journal d’octobre 2020 : Procès des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, la défense de la liberté d’expression au coeur des réflexions

La cour spéciale de Paris juge depuis le 2 septembre 2020 les quatorze complices présumés des frères Kouachi qui ont commis l’attentat contre Charlie Hebdo (onze personnes tuées) et assassiné le policier Ahmed Merabet, et d’Amedy Coulibaly qui a commis l’attentat contre l’Hyper Cacher (quatre personnes tuées) et assassiné la policière Clarissa Jean-Philippe.

Des mesures de sécurité exceptionnelles ont été prises pour ce procès, alors que Al Qaïda menace de nouveau Charlie Hebdo, après la republication des caricatures de Mahomet le 2 septembre dernier, et que Marika Bret, membre de Charlie Hebdo et protégée en permanence par des policiers, a été obligée de quitter son appartement voilà quelques jours en raison de menaces sérieuses sur sa vie.

Ce procès, dont nous recommandons vivement la lecture des compte-rendus quotidiens sous la plume de l’écrivain Yannick Haenel dans Charlie Hebdo, est essentiel pour les familles des victimes et pour l’Histoire, mais aussi pour la société française toute entière. Comment trois Français – car les frères Kouachi et Amedy Coulibaly sont nés et ont grandi en France, et ils ont été scolarisés à l’école de la République – ont-ils pu devenir des terroristes haïssant la France et les juifs, comme l’a déclaré Coulibaly à Zarie Sibony, rescapée de l’attentat contre l’Hyper Cacher : “vous êtes les deux choses que je déteste le plus au monde : vous êtes juifs et français.” ?

Ce procès permettra d’établir les faits etles responsabilités des quatorze personnes jugées pour complicité matérielle dans les attentats de janvier 2015. Mais la question des responsabilités intellectuelles en France dans la dérive terroriste des frères Kouachi et de Coulibaly (mais aussi de milliers de jeunes Français partis rejoindre Daech et ayant commis des crimes contre l’Humanité en Syrie) doit être examinée. Car comment expliquer que Charlie Hebdo, hebdomadaire satirique de gauche et de tradition libertaire, athée et antireligieux, dont la rédaction a été de tous les combats contre le racisme, en défense des immigrés et des sans-papiers, des personnes mal logées, soit devenue la cible des terroristes ? Les positions de Charlie Hebdo, sa défense absolue de l’égalité entre les hommes et les femmes, sa défense absolue de la laïcité et du droit de critiquer les religions à travers les caricatures, suffisent-elles à expliquer la haine obsessionnelle des frères Kouachi contre ce journal qui diffusait à moins de 35 000 exemplaires ? Cette question des responsabilités intellectuelles, voire pour lui de la complicité intellectuelle, a été posée frontalement par Fabrice Nicolino, membre de la rédaction de Charlie Hebdo, rescapé d’un attentat islamiste contre un festival du film juif en 1985, et rescapé de l’attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, lors de son audition du 9 septembre. Fabrice Nicolino, élevé dans la mémoire de la lutte contre le nazisme et le fascisme, lui-même antistalinien dans sa jeunesse, a dénoncé “l’aveuglement” et la “pure stupidité” d’intellectuels de gauche qui ont taxé Charlie Hebdo de journal raciste et islamophobe à partir de 2012. Fabrice Nicolino a en particulier critiqué Edwy Plenel, journaliste et fondateur de Médiapart, qui associait Charlie Hebdo à l’essayiste Eric Zemmour, (condamné pour provocation à la haine raciale) et qui qualifiait encore en 2017 une caricature de Charlie Hebdo d’acte “de guerre aux musulmans”. Comme si critiquer une religion en France était interdit. Comme si critiquer les islamistes équivalait à critiquer tous les musulmans… Et Fabrice Nicolino de conclure : “Les attentats de 2015 ont poussé sur un substrat, chacun à sa mesure a joué un rôle détestable. Quand vous attaquez de cette façon des gens comme moi et mes amis de Charlie, vous donnez quitus à ce qui va suivre. Ça, jamais on ne le leur pardonnera”.

C’est dans le cadre du procès de l’attentat de Charlie Hebdo que Maître Georges Kiejman a été l’invité des matins de France Culture (nous vous recommandons vivement l’écoute de l’intégralité de cette émission du 15 septembre dernier). Maître Kiejman et son confrère Richard Malka furent en 2007 les avocats de Charlie Hebdo lors du procès dit des “caricatures de Mahomet “ (leurs plaidoiries ont été publiées dans leur intégralité chez Grasset sous le titre de Eloge de l’irrévérence en 2019). Pour le célèbre pénaliste, le procès de l’attentat de Charlie Hebdo est utile pour les familles des victimes et pour les archives, mais il n’aura pas d’effet sur les partisans de l’islamisme politique et sur la société. “Nous restons une démocratie civilisée qui établissons les faits qui ont conduit à ces assassinats. (…) On a en face de soi des gens qui sont véritablement des ennemis en guerre et qu’il faut traiter comme tel.” Georges Kiejman défend dans cet entretien la liberté d’expression et le droit de critiquer les religions, tout en précisant les limites de cette liberté : on peut critiquer une religion, on ne peut pas critiquer, se moquer, diffamer les croyants. En France, la liberté d’expression et la liberté de la presse sont strictement encadrées dans les limites définies par la loi, contrairement aux pays anglo-saxons où la liberté d’expression est absolue. La diffamation, soit l’allégation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur et qui se révèle faux, ou l’insulte gratuite sont interdites. L’islamo- phobie entendue comme critique de la religion musulmane est autorisée, la haine des musulmans est un délit.

C’est toujours dans le cadre du procès de l’attentat de Charlie Hebdo que Chems-Eddine Hafiz, Recteur de la Grande Mosquée de Paris, a publié une tribune remarquée et remarquable dans Le Figaro du 4 septembre dernier. “ Je veux avant toute chose m’incliner devant la mémoire de toutes les victimes de ces crimes abjects et condamner cette violence, les auteurs de cette barbarie et tous leurs complices opérationnels, idéologiques, politiques et médiatiques. (…) les terroristes peuvent se réclamer de l’islam – je n’ai aucun moyen de les en excommunier – (…) en aucun cas la religion musulmane, dans ses fondements, dans ses textes, hormis dans l’es- prit étriqué de ceux qui font prévaloir le littéralisme, jamais, dis-je, l’islam ne pourrait cautionner des crimes. (…)

Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. Que le drame qui a frappé cette publication, des policiers et nos compatriotes juifs serve de leçon à la communauté nationale, mais aussi à ceux qui se réclament de l’islam, à ceux qui se disent “amis des musulmans” et qui ne condamnent pas clairement ces crimes terroristes: en quoi le meurtre de dessinateurs a fait avancer la cause des musulmans? Et en quoi la destruction et la barbarie peuvent-elles servir l’image de l’islam?”

Qu’ajouter à ces mots et cette tribune admirables ? Sinon qu’une centaine de médias français ont publié le 23 septembre dernier à l’initiative de Riss, directeur de la publication de Charlie Hebdo, une “lettre ouverte à nos concitoyens” pour débattre des menaces qui pèsent sur la liberté d’expression. Si les plus hautes instances de l’Islam français, des intellectuels et la majorité des journalistes défendent enfin explicitement la liberté d’expression et la liberté d’opinion, c’est que l’heure est grave, mais qu’il est aussi des raisons d’espérer.

Rose Lallier

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