
Marthe Hoffnung Cohn aura cent ans le 14 avril 2020, bel anniversaire pour cette personnalité hors du commun dont l’histoire singulière nous est présentée dans un documentaire sorti cet automne et dans son livre de mémoires.
Marthe Cohn, minuscule et facétieuse dame de 99 ans, s’est arrêtée à Paris en octobre, pour présenter le documentaire de Nicola Hens Chichinette, ma vie d’espionne qui vient de sortir en salles. Comment une jeune juive a-t-elle pu s’engager dans l’armée, passer les lignes ennemies en 1945 et ainsi renseigner l’Etat-major sur les mouvements de troupe sur la ligne Siegfried ? C’est ce que raconte ce film ainsi que son livre “ Derrière les lignes ennemies” paru chez Taillandier en 2009.
Née en 1920 à Metz, Marthe Hoffnung, parle parfaitement allemand. En septembre 1939, sa famille se réfugie à Poitiers. En 1940, lors de l’arrivée des Allemands, la boutique de ses parents est confisquée. Elle s’emploie alors comme interprète à la mairie de Poitiers. Elle traduit les requêtes des Allemands qui veulent s’approprier les biens pris aux Français. Son caractère trempé s’affirme déjà. Le chef de la Kommandantur a pris en affection cette blonde aux yeux clairs qui lui rappelle sa fille. Lorsqu’elle l’accompagne dans les réserves du musée où il vient se servir, elle l’apostrophe vertement : “Vous n’avez pas honte ? Vous venez dans un musée, un sanctuaire de l’art et vous prenez ce dont vous avez envie ? De quel droit volez-vous ce qui appartient à la France ?” Le commandant apprécie sa franchise mais fait main basse sur les tableaux. Plus tard, alors qu’il tente de la convaincre d’aller à Berlin où elle serait si bien, elle lui révèle qu’elle est juive. Il est d’abord sidéré : “C’est impossible ! Je renifle un juif à cent mètres !”. Plus tard, il fait chasser tous les juifs employés à la mairie. C’est l’été 1941.
Marthe entreprend des études d’infirmière à l’école de la Croix Rouge de Poitiers dirigée par une femme qui ignore les préjugés. Le 17 juin 42, sa sœur Stéphanie est arrêtée. Elle aidait les familles fuyant les persécutions à passer la ligne. Elle refuse de dénoncer les fermiers qui aidaient au passage sur leurs terres. Marthe lui rend visite et tente en vain de la persuader de s’enfuir. Stéphanie refuse obstinément, pour soutenir ses codétenus et de crainte que sa fuite n’entraine l’arrestation de sa famille entière. Consciente du danger à rester en zone occupée, Marthe décide de faire passer la ligne à sa famille avec de faux papiers.
En novembre 1942, Marthe intègre l’école d’infirmières de Marseille. Son oncle Max est interné au camp des Milles. Venant lui rendre visite, Marthe assiste à l’embarquement des prisonniers dans des wagons à bestiaux. C’est la Gestapo qui supervise les opérations. Marthe est terrassée. Les policiers français ont refusé d’aider la gestapo et pleurent avec elle. “Nous devons regarder et ne rien oublier, leur dit-elle, nous porterons témoignage de ces atrocités.”
Son fiancé, Jacques Delaunay, résistant, est arrêté puis exécuté avec son frère. Il sera, comme sa sœur Stéphanie, constamment dans ses pensées dans tous les moments de danger extrême. A plusieurs reprises, Marthe tente de s’engager dans la résistance, mais est chaque fois éconduite, traitée comme une gamine. Pourtant sa colère et son besoin d’agir contre l’occupant sont intenses. Après la libération de Paris en juin 44, elle obtient d’être intégrée au 151° régiment d’infanterie grâce à l’intervention de la mère de son fiancé, Jacques Delaunay, fusillé au Mont Valérien. Encore une fois, elle est mal reçue lorsqu’elle arrive au front, soupçonnée par son supérieur, d’être une planquée. Il refuse de l’intégrer comme infirmière et lui accorde une place d’assistante sociale. Trois semaines plus tard, lors d’une rencontre fortuite avec son commandant, le colonel Fabien, celui-ci lui propose d’entrer dans les services de renseignements.
C’est ainsi qu’elle entame une formation soutenue et qu’elle reçoit ce surnom ridicule de Chichinette.
En janvier 45, elle est rattachée aux commandos d’Afrique et commence sa carrière d’espionne improbable en procédant à des interrogatoires. Pas évident d’impressionner les officiers supérieurs allemands lorsqu’on est une dame de 1m50, mais elle saura très vite leur imposer son autorité. Puis viennent les premières tentatives échouées, pour passer la ligne de front. En avril 45, elle réussit, en passant par la Suisse et se retrouve ”dans la gueule du loup.” Parcourant des kilomètres, seule, en territoire ennemi, elle réussit à obtenir des informations extrêmement précises sur les déplacements des troupes. Elle doit aussi repasser les lignes en sens inverse pour livrer ses informations. Le danger est extrême. Côté allemand, elle joue à la perfection son personnage de jeune allemande ayant perdu sa famille dans un bombardement et parcourant le front à la recherche de son fiancé. Côté français, personne ne doit savoir qu’elle appartient aux renseignements. Ces actes de bravoure lui sont nécessaires après ces années de terreur quotidienne et elle les doit au souvenir de sa sœur et de son fiancé. Ils lui vaudront plusieurs décorations, dont la Croix de guerre. Elle est fière de ces médailles mais refusera toute récompense financière que l’armée lui propose pour ses actes de bravoure.
Au sortir de la guerre, elle quitte les services secrets, demande à servir comme infirmière dans les corps expéditionnaires en Extrême-Orient. Elle y restera deux ans, puis revient à Poitiers auprès de sa famille. Elle complète sa formation d’infirmière à Genève et s’apprête à reprendre du service auprès de l’OMS. Mais la rencontre avec Major Lloyd Cohn, étudiant américain en médecine va changer le cours de sa vie. En 1956, elle s’embarque pour les Etats-Unis à ses côtés. En 1958, elle épouse Major Cohn, jeune médecin à Washington auprès de qui elle travaillera toute sa vie. Durant des décennies, elle fait silence sur son passé auprès de leurs deux enfants. A 78 ans, lors d’un passage en France, elle a accès à son dossier militaire. En 2000, elle reçoit une nouvelle décoration, la médaille militaire pour son “courage exceptionnel” lors de “missions spéciales” dans la Forêt Noire. Ses proches réalisent alors quelle fut sa témérité. Après ce long silence, elle répond aux appels à témoins lancés par la Fondation USC Shoah et le musée de l’Holocauste de Washington. Depuis, elle parcourt le monde pour témoigner. Elle a donné entre mille et deux mille conférences et refuse d’être payée.
Le soir de la présentation du film, elle transporte l’assistance par sa vivacité et son humour. Son mari qu’elle a assisté pendant toute sa carrière est maintenant son chevalier servant et lui répète à l’oreille les questions qu’elle entend mal. Elle témoigne aussi du courage des si nombreuses personnes qui ont risqué leur vie pour les aider à Poitiers. Au fil de ses identités successives : Marthe Lenôtre pour les services secrets, Martha Ulrich, la fiancée allemande, désormais Marthe Cohn, elle demeure fidèle à son patronyme, Marthe Hoffnung qui signifie Espoir.
Que son témoignage résonne encore pour ce centième anniversaire.
Jacinthe Hirsch