
Les figures de l’ombre
Thème : La place des femmes afro-américaines en Amérique.
Débattrices :
Fatma Ramdani, maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Lille, spécialiste des mouvements féministes américains et des représentations genrées.
Molly Recchia, professeure de français dans le Department of World Languages & Literatures – Western Michigan University.
1954, dans le contexte de la guerre froide, à la Nasa, trois scientifiques de génie participent aux calculs pour le lancement en orbite de John Glenn, prélude à la “conquête de la lune”. Mais ces trois scientifiques sont femmes et noires. Il est hors de question qu’elles accèdent à un quelconque poste de responsabilité et à une reconnaissance de leur valeur. Face aux pires humiliations et à la forteresse de l’exclusion, ces trois femmes opposent une persévérance et une dignité exceptionnelles.
Le jour de la projection, Fatma Ramdani nous apprend que Katherine Johnson, personnage principal du film est morte la veille. Née en 1918, Katherine Johnson est une physicienne, mathématicienne et ingénieure spatiale américaine. Génie précoce des mathématiques, elle est le modèle du personnage que nous allons voir à l’écran.
Une scène du film a particulièrement frappé nos débattrices et les élèves. Dans l’immense site de la NASA, l’espace réservé aux coloured people se situe loin du centre opérationnel. Katherine Johnson, remarquée pour son extraordinaire vitesse de calcul, obtient l’accès au centre opérationnel dans lequel ne sont admis que les blancs. Elle s’y installe dans le plus grand mépris de ses collègues et doit courir 20 minutes pour rejoindre les toilettes réservées aux coloured ladies. Le spectateur voit ses courses, les bras chargés de dossiers pleins de chiffres qu’elle continue à travailler. Le patron du bureau, suit derrière une vitre les extraordinaires calculs qu’elle effectue sur d’immenses tableaux et comprend qu’elle est indispensable. Mais il constate aussi qu’elle s’absente très longtemps sans raison. Un jour qu’il est furieux, à son retour, elle ose lui dire la raison de ses absences. On le voit alors se précipiter et démolir à coups de hache les panneaux signalant la distinction de couleur au-dessus de la porte des toilettes. “A la Nasa, on pisse tous de la même couleur” hurle-t-il. Une petite part des humiliations constantes vient de lui sauter aux yeux.
Fatma Ramdani et Molly Recchia situent la double discrimination dont sont victimes les héroïnes du film, femmes et noires, doublement rejetées. Elles précisent que les femmes noires ont été les premières à faire campagne contre l’esclavage et les lynchages. Un garçon pose la première question : “Si l’URSS était en avance, était-ce parce qu’elle ne faisait pas de ségrégation ? “ Fatma Ramdani explique que cet argument a été largement utilisé par les soviétiques. Ils se sont emparés de la question des discriminations, pour expliquer le retard des USA dans le domaine spatial. Il s’agissait de promouvoir l’image de la réussite de l’URSS et de disqualifier le système américain. Mme Ramdani précise que, dans le même temps, les discriminations existaient en URSS envers leurs minorités ethniques.
Nos débattrices reviennent sur l’histoire des afro-américains. La ségrégation a été abolie en 1954, mais les Etats-Unis sont une fédération, la loi est appliquée plus ou moins vite selon les Etats. Dans les Etats du Sud où l’économie reposait sur l’esclavage, la loi est appliquée très lentement. C’est le président Johnson qui impose que les enfants noirs soient acceptés dans les écoles, mais dans les états du sud, ils doivent être accompagnés par la police pour éviter les lynchages.
Un autre garçon fait référence à Steve Jobs, “génie informatique”, ce sont des hommes qui ont inventé les ordinateurs. Fatma Ramdani répond que le premier langage informatique est créé par une femme et utilisé par les femmes. Ce n’est que quand l’’informatique entre dans les foyers en 1980 que les hommes s’y intéressent et les femmes sont balayées. Elle souligne la représentation des femmes comme incapables face aux nouvelles technologies. Elle signale une publicité vidéo d’Apple montrant un petit garçon, futur géant de l’informatique et une petite fille dépassée devant son écran. Une seule fille prendra la parole durant la séance, pour expliquer qu’elle est bonne en mathématiques et que le fait d’être une fille ne l’a jamais détournée de cet intérêt.
Molly Recchia et Fatma Ramdani reviennent sur les stéréotypes négatifs de la femme noire : soit la “vieille grosse mamie”, soit la fille hyper sexualisée et inférieure intellectuellement. Les héroïnes du film ont choisi l’exemplarité, elles doivent être parfaites. Molly Recchia témoigne de la réalité actuelle : pour une mère noire, actuellement, la principale source de préoccupations est la police qui arrête systématiquement les jeunes noirs. Les pères inculquent à leurs fils d’avoir un comportement calme devant la police.
Cette séance a illustré deux thèmes, la place des femmes, la place des noirs. Le premier ressenti des élèves nous a été transmis par une professeure : “Je sais déjà que les élèves ont beaucoup aimé le film et plusieurs garçons d’origine africaine ont été frappés par la dignité de ces figures féminines et leur non-violence.” Sur la question des femmes, il reste encore des préjugés à secouer.
Marie Le Coeur