Journal N° 100 : comment enseigner la Shoah sans grand témoin ?

Le 28 janvier 2019, lendemain de la journée internationale pour la mémoire de l’holocauste, Iannis Roder et Dimitry Anselme ont dialogué sur ce thème à la fondation Jean Jaurès. Nous sommes à la fin de cette époque de transition très fragile et très courte de ceux qui auront connu les deux époques, celle de la voix vive et celle de la voix qui s’est tue.

Iannis Roder est professeur agrégé d’Histoire dans un collège à St Denis, responsable de la formation des enseignants auprès du mémorial de la Shoah. Vous trouverez l’intégralité de son article sur le site de la Fondation Jean Jaurès, sous le titre : Shoah, vers la fin de l’ère du témoin (cliquez sur le lien). Voici un compte rendu succinct de cette rencontre.

Iannis Roder rappelle que la parole des témoins s’est peu à peu installée dans les classes depuis les années 90. L’émotion suscitée ces dernières années, par la disparition des survivants est légitime. Que vont faire les professeurs sans eux ? En quoi ce témoignage apporte-t-il quelque chose d’essentiel à l’enseignement ? Alors que parallèlement l’antisémitisme progresse dans la société.

Iannis Roder dit l’importance de l’effet de réel dans la rencontre entre anciens déportés et adolescents pour qui les années avant leur naissance se confondent dans un brouillard  lointain. Il rappelle combien les adolescents ont du mal à se repérer dans le temps, à percevoir la distance entre Jésus Christ et la Seconde guerre mondiale. D’autant plus dans le contexte particulier d’un collège de banlieue. La majorité de ses élèves ont des familles qui ne vivaient pas là pendant l’occupation. Ce chapitre leur parait très éloigné dans le temps et dans l’espace. La rencontre avec un ancien déporté peut laisser une empreinte importante. Elle va susciter de l’émotion, certainement. La question pédagogique est la finalité de la rencontre. Pour Iannis Roder, l’essentiel est que les élèves comprennent les mécanismes et les processus qui ont mené à ça, la déportation, le génocide.  Le but n’est pas de faire pleurer des classes entières mais de faire comprendre ce que les nazis avaient en tête, comprendre la Shoah comme une politique publique des nazis. Idée folle mise en acte par des gens qui ne sont pas des fous et qui détiennent le pouvoir.

Il évoque aussi “le prisme d’Auschwitz” comme source de confusions. En effet, les survivants d’Auschwitz ont pu parler car ils sont revenus. Ceux qui sont partis vers Sobibor ou Treblinka ne sont jamais revenus. Ces centres de mise à mort, stricto sensu, étaient réservés aux juifs et il n’y avait aucune sélection à l’arrivée. Les enseignants, avant la rencontre avec un survivant, doivent resituer Auschwitz comme une exception car c’est le seul centre de mise à mort systématique qui jouxtait un camp de concentration. Auschwitz est emblématique de l’Holocauste mais peut faire oublier l’existence de camps exclusivement dédiés à la mise à mort.

Pour comprendre l’Histoire de la Shoah, il importe de comprendre les motivations des assassins. Leur clé explicative de la marche du monde, c’est le complot : tout ce qui nuit à l’Allemagne est juif : les banquiers et les bolchéviques. La nécessité de leur élimination en découle. Le complot juif, c’est le mythe explicatif qui sous-tend une idéologie qui a conduit à la solution finale.

Iannis Roder pointe aussi la charge morale qui pèse sur l’enseignement de la Shoah et relève le paradoxe de l’augmentation des actes antisémites malgré cet enseignement développé depuis deux décennies. Est-ce que l’injonction à se souvenir ne produit pas l’effet inverse ? Ce devoir de mémoire suscite la concurrence victimaire. On risque le comparatif de douleur entre l’esclavage, la colonisation et l’holocauste. Il s’agit donc plutôt d’analyser des processus qui conduisent au génocide. Les invariants en sont la vision paranoïaque et défensive. Les nazis sont persuadés que le danger, ce sont les juifs. Le monde se réduit à eux ou nous. Cet autre cherche à nous détruire.

Comment faire dans les classes sans la parole des témoins ? Les élèves peuvent devenir des historiens qui partent à la recherche de la petite histoire dans la grande Histoire. Le Mémorial de la Shoah, à partir de son fond d’archives permet aux élèves de reconstituer des itinéraires individuels. Georges Mayer et son association Convoi 77 propose aussi de reconstituer l’itinéraire d’une personne en interrogeant les archives. On peut travailler à partir de films, même à partir de deux photos pour faire comprendre que le génocide, c’est le vide, l’effacement de toute une population. Deux photos de la même classe à la rentrée 40 et la rentrée 43. Iannis Roder note aussi que les juifs apparaissent peu dans les programmes scolaires, juste trois moments : la naissance du judaïsme, l’affaire Dreyfus et la Shoah.

Dimitry Anselme est directeur exécutif des programmes pour l’organisation Facing History and ourseleves, dont l’objectif est de développer l’esprit critique chez les collégiens et lycéens des Etats Unis, afin de former les citoyens d’une société démocratique. Invité par Iannis Roder et la Fondation Jean Jaurès, il rappelle que lors de la manifestation des suprématistes blancs de Charlottesville où une manifestante antiraciste a été tuée, les suprématistes blancs chantaient “les juifs ne vont pas nous envahir”, alternant des chants anti noirs et antisémites. L’objectif de Facing History and Ourselves est d’enseigner l’Histoire de façon à développer un esprit d’analyse critique. Les ateliers destinés aux enseignants invitent à explorer les sources primaires et développer le questionnement, à utiliser les bons outils pour investiguer.

Iannis Roder défend la même démarche. Il rappelle que la mission des enseignants est de sauvegarder la République et la démocratie. Pour cela, il convient d’entrer plutôt par une réflexion historique et politique que par un impératif moral.

Unknown.jpegIannis Roder est aussi l’auteur de Allons z’enfants, la République vous appelle paru chez Odile Jacob en 2018. Cet enseignant de terrain y interroge, après les attentats de 2015, les réponses que peut apporter l’école “aux fractures sociales, géographiques et culturelles. Aux risques inhérents à l’enfermement et à l’entre soi comme au rejet de l’autre.” Défenseur de la pédagogie de projet, il présente le projet Inter Class’ qui fit se rencontrer des journalistes de France Inter et les élèves de cinq établissements classés en Réseau d’Education Prioritaire des académies de Paris Créteil et Versailles. Il y analyse aussi l’enjeu crucial de la mixité scolaire.

Lecture roborative.

Jacinthe Hirsch

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