L’usage d’un terme dans le langage courant, ou sa disparition, nous informe sur les évolutions d’une société ainsi que sur son état d’esprit. Prenez le mot “arabe”. S’il est toujours utilisé pour qualifier un ensemble de pays, “musulman” l’a détrôné en France. Ce glissement n’est pas neutre. Il signifie, au minimum, que le religieux a gagné du terrain sur le géographique.
Dans le même temps, un autre mot s’est peu à peu effacé du discours quotidien : le foulard. Supplanté depuis quelques années par le “voile”, ce dernier terme cède aujourd’hui du terrain au hidjab. En témoigne le “hidjab day” organisé à Sciences Po (Paris) le 20 avril dernier. La direction, informée la veille au soir par Facebook, sans avoir été consultée un instant, préféra ne pas interdire une opération douteuse, pour éviter une large médiatisation. Bien lui en prit car ce fut un non-événement célébré par une demie douzaine de jeunes filles isolées. Il reste qu’il ne s’agissait pas de “foulard”, mais de ”hidjab”. Cette nuance, d’apparence anodine, ne témoigne pas seulement du dérapage signalé plus haut, mais d’un enchevêtrement complexe de représentations.
Si vous dites “foulard”, vous pouvez imaginer Mar- tine Carole ou Grâce Kelly en Hermès. Après tout, le port d’un tel effet personnel n’est guère plus critiquable que la cornette d’une bonne sœur ou la kipa d’un rab- bin. Tel quel, il ne contrevient pas à l’article X de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Citoyen, qui stipule que “nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi”. Si vous parlez du hidjab, vous renvoyez à une tenue qui ne se limite plus à la coiffure mais descend jusqu’à la poitrine en enveloppant tête et cou. Laissons de côté le jilbeb, qui couvre le corps entier, le niqab, qui dissimule tout sauf les yeux, et le sitar, qui incorpore aussi ces derniers. Seules les deux premiers laissent voir les mains et le visage.
Ces observations conduisent à s’interroger sur le sens lié à ces vêtements. Dans un pays laïc et démocratique, où il appartient à chaque personne de disposer librement de son corps, où la tenue vestimentaire tient plus de la culture et de l’habitus que de considérations religieuses, le foulard est une simple parure.
Qu’elle soit d’ancrage traditionnel ne la condamne pas plus qu’une minijupe ou qu’un boubou. En revanche, le passage à plus systématique (hidjab, jilbeb et a fortiori niqab ou sitar) est souvent perçu comme une attitude prosélyte, voire agressive, surtout si celles qui s’en réclament – ou ceux qui leur imposent – exigent des autres le même comportement. D’où une tendance qui s’accentue : d’un côté, une radicalisation progressive, de l’autre un malaise croissant. En témoignent les expulsions de lycéennes portant un foulard à Creil en septembre 1989, la loi du 15 mars 2004 proscrivant le port d’insignes religieux ostentatoires ou encore la loi du 11 octobre 2010 interdisant la burqa dans l’es- pace public.
Tout le problème est que la laïcité présuppose une séparation nette entre espace public et espace privé. Depuis 1905, elle garantit en France le libre exercice de la religion dans le second, pas dans le premier. Or, l’Islam ignore cette frontière, pour les
individus comme pour toute organisation politique. Pour lui, la religion relève de l’espace social dans son entier ; pour nous, cela représente une négation de la liberté conquise, vis-à-vis de l’emprise religieuse mais aussi au nom de l’émancipation des femmes. S’ajoute une difficulté à cette opposition entre deux cultures qui peinent à se reconnaître mutuellement : dans un monde numérique ou les réseaux sociaux permettent à chacun d’inonder l’espace public de ses impudeurs, jadis réservées à l’espace privé, la frontière entre les deux espaces devient poreuse.
Il faut donc aujourd’hui tout à la fois demander à l’Islam de réinterpréter ses fondements à la lumière du strict respect d’autrui, et placer le curseur de l’interdiction prosélyte au bon endroit. Une tâche ardue.
François Rachline.
Cet article, commandé par mon frère Daniel, est dédié à sa mémoire.