Il pleut tous les 24 avril
Tous les Arméniens savent cela. C’est une date comme une autre, pour la France. Mais dans le monde entier, le 24 avril a été symboliquement retenu pour la commémoration annuelle du génocide de 1915. Cette date est surtout celle du début d’un massacre planifié par un Etat, dont le but était l’anéantissement total d’un peuple. Un anéantissement bien méthodique car le 24 avril marque l’arrestation de quelques six cents intellectuels, écrivains, avocats, religieux, hommes politiques arméniens. Une décapitation de la nation qu’il était dès lors plus aisé de conduire dans les déserts de Syrie jusqu’à extinction.
Certains ont survécu. Beaucoup d’orphelins ayant échappé aux massacres, qui avaient débarqué dans les ports de Marseille dans les années 1915, anesthésiés par mille images d’horreur que des yeux d’enfants n’auraient jamais dû voir. Pourquoi? Les yeux candides de ces anciens enfants ne pouvaient enterrer cette question. Pourquoi? Pourquoi avez- vous fait cela? Noyé dans les limbes de la Première guerre mondiale, le premier génocide du XX° siècle annonçait déjà les suivants.
La France l’avait condamné, en cette sombre année 1915. La France, alliée à la Grande-Bretagne et la Russie, avait menacé: “En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres”. Crimes contre l’humanité et la civilisation? …”Pareils massacres”? La France connaissait parfaitement la situation. Précurseur, elle avait eu l’intuition d’une notion qui serait consacrée quelques décennies plus tard, marquant ainsi l’année 1915 comme portant en germe le concept de génocide. Raphael Lemkin lui-même étudierait minutieusement les massacres des Arméniens pour forger ce néologisme –génocide– en1944, finalement consacré par la communauté internationale tout entière dans la Convention de 1948.
Mais le temps a fait son œuvre. Le XX° s’en était allé discrètement sans jamais voir le procès international annoncé. Oh, bien sûr, il y en eut d’autres. Celui de Nuremberg, en particulier, lui aussi antérieur à la signature de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. Car sans procès des premiers génocidaires du XX° siècle, la gloire de Satan a brillé de mille feux tout au long de ce siècle qui fit plus de carnages que les quinze siècles précédents. Le XX° siècle s’était ouvert sur les plaies du génocide des Arméniens pour se refermer sur la création de la Cour pénale internationale. Ce siècle se terminait très mal puisqu’il ne put empêcher le génocide des Tutsis en 1994, dont toutes les responsabilités n’ont pas encore été dévoilées.
Un siècle : c’était sans doute le temps qu’il avait fallu pour penser l’humanité comme concept juridique à part entière.
La France les a abandonnés
Cette France, qui avait accueilli la Conférence de la Paix à Versailles en 1919. Victorieuse de la Grande Guerre, personne n’était en position de lui refuser la tenue d’un procès mérité. Le Conseil des Quatre, dont Clémenceau, s’en désintéressait pudiquement. Ce fut la sous-commission des Quinze qui conclut à l’existence de “crimes commis contre les lois de l’humanité” à l’encontre des Arméniens. La Turquie s’inclina brièvement pour se rétracter dès lors que la proposition d’un procès devant une juridiction internationale fut émise. Avait-on le choix de tenir un procès international? Aucunement. L’Europe a néanmoins fait un choix. Celui du silence. Alors que la sous-commission prévoyait la création d’un Haut-Tribunal international pour juger des “ violations des lois de l’humanité” par la Turquie, et un an plus tard, le Traité de Sèvres, dans son article 230, la mise en place d’une juridiction internationale, tout le monde a déserté. Chose étrange, le perdant de la guerre a imposé ses conditions:
La Turquie ne ratifierait jamais le Traité de Sèvres. Il aura suffi de deux petites années pour que la haute indignation de la France devienne toute relative. Deux petites années pour accorder sa bienveillance aux forces kémalistes de la nouvelle Turquie et faire table rase, avec elle, des années d’horreur. Deux petites années pour modifier l’avenir qui, vingt ans plus tard, offrirait à Hitler les vertus de l’amnésie politique, lorsqu’il s’enorgueillit pour justifier sa barbarie : “Qui se souvient encore du massacre des Arméniens”?
Le refus de tenir le procès des génocidaires est à l’origine de la situation actuelle. Un procès qui aurait évité cent ans de déni et qui a été volé par les Alliés. La communauté internationale, et en particulier les puissances victorieuses de la Grande guerre, portent la responsabilité de ce déni de justice. C’est au nom du mensonge d’Etat que le Traité de Lausanne, en 1923, prononça une amnistie générale, jetant aux ordures le projet de mise en place d’une juridiction internationale prévue par le Traité de Sèvres.
La négation d’un génocide – crime organisé par un gouvernement en vue de l’extermination d’un peuple – devient nécessairement mensonge d’Etat lorsque le déni de justice en est le fondement historique. La spécificité du génocide arménien repose précisément sur ces trois critères: l’anéantissement programmé d’un peuple par un gouvernement ; l’absence de procès international des criminels, qui aurait dû avoir lieu ; le déni permanent de l’Etat depuis cent ans. De fait, ce déni n’est possible précisément que parce que le procès international n’a pas eu lieu : le déni politique s’appuie sur le déni de justice, devenu justification. Il est illusoire d’attendre une reconnaissance politique qui ne viendra probablement jamais. Procès impossible et déni permanent forment un couple infernal. Un dilemme qui, juridiquement, se traduit par une démission du droit qui chuchote chaque jour depuis bientôt cent ans : “Vous n’existez pas”. C’est au législateur qu’il revient de constater l’insoutenable légèreté du droit. Le droit ne peut déserter ainsi. Car la justice a une fonction sociétale bien précise, relevant de ce que les psychiatres nommeraient le “principe de réalité”. L’apport du génocide des Arméniens à l’anthropologie juridique n’a pas encore été repéré. Ce négationnisme particulier, qualifié de négationnisme d’Etat, est aujourd’hui révélateur d’une zone de non-droit. Mais en cette année hautement symbolique qu’est 2015, le législateur doit s’emparer de cette question et comprendre que le négationnisme n’est ni plus ni moins que la dissimulation du crime de génocide. “Crime contre l’humanité” signifie que toute l’humanité est concernée. Et dans le cas très singulier du génocide, cette humanité est interpellée à la fois comme victime et comme criminelle. Le déni de justice en est une cinglante illustration. Car dans son délire collectif, la communauté internationale est capable du pire, comme refuser en 1920 de tenir le procès international du génocide des Arméniens. Crime des crimes, le génocide est non seulement au sommet de la barbarie, comme négation pure et simple de l’autre, mais il lui est pratiquement transcendant. L’humanité aurait besoin d’un “autre” pour pouvoir repérer son propre crime. Cet “autre” existe bien. Il est la conscience de l’humanité du XXI° siècle, la capacité et la force de reconnaître qu’un génocide ne doit jamais faire l’objet d’un déni de justice.
Le législateur doit écouter l’historien qui explique inlassablement depuis des décennies que le négationnisme est tissé avec le génocide ; qu’en même temps que le criminel opère, il dissimule son crime. De cette rencontre, il comprendra enfin que le négationnisme ne peut plus être conçu comme une limite à la liberté d’expression mais qu’il est un accessoire du crime de génocide. Sa place n’est pas dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse mais dans le Code pénal lui-même. Et bien au-delà, dans la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide.
Sévag Torossian, Avocat – Auteur