Journal de Juillet 2021: « Race et sciences sociales » de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel

La publication en février 2021 aux Editions Agone du livre “Race et sciences sociales – Essai sur les usages publics d’une catégorie”, de l’historien Gérard Noiriel et du sociologue Stéphane Beaud au début de l’année 2021 a suscité des critiques extrêmement partagées, les uns saluant un ouvrage salutaire pour le débat intellectuel et politique français, les autres critiquant l’analyse des deux chercheurs qui minoreraient l’importance de la “race” dans la réalité des discriminations que de nombreuses personnes subissent aujourd’hui en France. 

Dans un contexte de dégradation du débat intellectuel en France (et à l’étranger), à l’heure où l’activisme des “woke“1 sur les réseaux sociaux mondialisés et sur certains campus universitaires nord-américains veulent réduire au silence et invisibiliser (la “cancel culture”) celles et ceux qui ne pensent pas comme eux, alors même que sont commis des crimes racistes comme celui de George Floyd,  et que des manifestes d’intellectuels se répondent en s’accusant implicitement de racisme, le livre de Gérard Noiriel et Stéphane Beaud vise à clarifier les enjeux des polémiques intellectuelles actuelles. Les deux chercheurs défendent également l’autonomie de la recherche en sciences sociales, qui est aujourd’hui attaquée par des hommes politiques, depuis le socialiste Manuel Valls jusqu’à l’extrême-droite. A quelques mois d’une élection présidentielle dont les sondages prédisent que Marine Le Pen sera au deuxième tour et que les partis de gauche sont devenus minoritaires dans le pays, ce livre est extrêmement important pour les débats actuels, mais aussi futurs, et nous en recommandons vivement la lecture. 

Commençons par préciser que l’historien Gérard Noiriel a participé à Mai 68, qu’il s’est engagé dans les années 1970 au Parti Communiste Français, et que son expérience de VSN au Congo Brazzaville l’a rendu particulièrement attentif aux formes extrêmes d’exploitation et de violences subies en France par les travailleurs immigrés des anciennes colonies françaises. Son premier ouvrage, “Vivre et lutter à Longwy” coécrit en 1980 avec le syndicaliste Benaceur Azzaoui, éclaire les formes spécifiques de discrimination que subissaient les travailleurs immigrés dans le milieu syndical de l’époque et entraîna sa rupture avec le PCF. Les thèmes de l’immigration et de l’intégration sont centraux dans toutes ses recherches et ses ouvrages (citons notamment “Le creuset français”, paru en 1988, qui constitue la première histoire générale de l’immigration en France, “Racisme, la responsabilité des élites”, coécrit avec Bertrand Richard (2007) et “Qu’est-ce qu’une nation”, 2015).

Stéphane Beaud fait partie de la génération Post 1968 et la question de l’immigration s’est imposée à lui dans les années 1980 avec la “marche contre le racisme et pour l’égalité des droits” de 1983, consécutive à des crimes racistes de jeunes arabes, à l’émergence du Front National et d’une parole publique ouvertement raciste, qui célébrait alors Vichy et l’OAS. Ses principaux travaux portent sur la classe ouvrière (“Retour sur la classe ouvrière – Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard”, coécrit avec Michel Pialoux, 1999), et sur les destins sociaux des enfants des milieux populaires de parents français et immigrés.  Le sociologue a mis en évidence le lien direct entre l’affaiblissement du groupe social des ouvriers à partir des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, et la montée des tensions à l’école, dans les lieux de résidence, et dans l’espace public. Son très beau livre, “La France des Belhoumi : Portraits de famille (1977-2017)”, paru en 2018, retrace et analyse l’intégration et l’ascension sociale sur trois générations d’une famille d’origine algérienne, la famille Belhoumi, à travers les parcours scolaires, professionnels, matrimoniaux et résidentiels des enfants et petits-enfants, sans occulter le poids des amalgames stigmatisants qui pèsent sur eux depuis les attentats islamistes de 2015.

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sont des universitaires de premier plan dans leurs disciplines, mais également des citoyens engagés, et ils ont ainsi écrit à quatre mains “Race et sciences sociales” pour donner des outils intellectuels à celles et ceux qui veulent dépasser les “cécités croisées” qui font que certains se focalisent exclusivement sur les questions raciale et postcoloniale, tandis que d’autres insistent sur le rôle central des classes sociales dans les inégalités et minorent la ségrégation que subissent des personnes immigrées ou leurs descendants. L’un des objectifs de leur ouvrage est de permettre aux forces progressives de s’unir à nouveau dans un combat commun contre le racisme et les discriminations, alors que la droite identitaire gagne de nombreux esprits, y compris dans la jeunesse.

La première partie du livre, écrite par Gérard Noiriel, retrace l’histoire de la catégorie de “race”2, et la manière dont cette catégorie s’est progressivement constituée et imposée dans le débat public depuis la fin du 17e siècle jusqu’au 19e siècle, et est devenue un objet d’étude pour les sciences sociales naissantes. L’historien montre que la “question raciale” n’a jamais été occultée en France, contrairement à ce que certains intellectuels affirment aujourd’hui, et que cette question a immédiatement suscité de vifs affrontements entre d’une part les fondateurs de la sociologie, le Français Émile Durkheim, l’Allemand Max Weber, et l’Américain W.E.B. Du Bois, et les tenants d’un courant identitaire de droite, essentialisant les individus et les communautés, incarnés en France par André Siegfried en sciences politiques et par Alfred Sauvy en démographie. Gérard Noiriel montre en particulier comment la volonté de se démarquer des penseurs allemands de l’époque, après la défaite de 1870, a conduit les identitaires de la droite française à renoncer à des discours unifiant les idéologies racialisante3 et biologisante qui seront à la genèse de l’idéologie nazie.

La seconde partie du livre, coécrite par les deux auteurs, s’attache à montrer comment le déclin du marxisme dans les années 70 et la montée d’un chômage de masse à partir des années 80, fragilise et divise la classe ouvrière, et favorise l’émergence d’un nouvel anti-racisme de gauche, avec la création de SOS Racisme, en réponse à des discours identitaires de droite. C’est à partir des années 1980 que la catégorie “race” s’impose à nouveau dans la presse écrite et audiovisuelle, et aujourd’hui sur les réseaux sociaux, et dans les discours publics. Gérard Noiriel et Stéphane Beaud analysent notamment de manière critique les travaux des universitaires Eric Fassin et Didier Fassin, Pap Ndiagne, enseignants à l’ENS, à l’EHESS et à Sciences Po, et de “l’entrepreneur identitaire” Pascal Blanchard.

Stéphane Beaud mène dans la troisième partie du livre une étude approfondie de l’affaire dite des quotas dans le football français en 2011, inspiré de ses ouvrages précédents sur le football. Il donne une toute autre analyse de ce qui fut présenté par Fabrice Arfi, journaliste d’investigation du journal Médiapart, comme un “scandale racial”. Stéphane Beaud montre comment les nouvelles règles de la FIFA4 ont profondément changé la donne au début des années 2000, influençant les décisions de certains joueurs binationaux de rejoindre l’équipe nationale du pays d’origine de leurs parents afin de jouer au plus haut niveau (dans l’équipe nationale, avec ce que cela implique de reconnaissance professionnelle et sociale, et en terme de rémunération), et créant de nouvelles contraintes pour les instances nationales du football français, soucieuses de ne pas former un trop grand nombre de jeunes joueurs susceptibles de rejoindre des équipes étrangères et potentiellement rivales de l’équipe nationale française.

Sans nier l’importance des discriminations “raciales”, mises en évidence lors des testing sur les CV anonymisés qui prouvent des discriminations à l’embauche, ou les contrôles au faciès par la police, Gérard Noiriel et Stéphane Beaud mettent implicitement en garde les forces progressistes contre les “assignations identitaires” portée par une partie de la gauche contemporaine, car chacun et chacune est porteur et constitué d’une pluralité d’histoires et d’attributs sociaux (classe sociale, sexe, génération, couleur de peau, religion, etc.). Leur livre offre des outils pour toutes celles et tous ceux qui veulent s’évader des assignations identitaires dans lesquelles un nombre toujours croissant des journalistes, experts et politiciens, veulent les enfermer.

Rose Lallier

1- Les “ éveillés” qui  sont conscients des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale.

2 – La “race” n’a aucune réalité biologique, comme l’ont prouvé les travaux des généticiens.

3 – Le racialisme établit une hiérarchie entre les supposés “races”, la “race blanche” étant supérieure aux autres.

4 – Fédération Internationale de Football Association.

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