
LES FIGURES DE L’OMBRE, un film de Théodore Melfi (Etats-Unis, 2016).
L’histoire se passe dans l’Amérique ségrégationniste et sexiste des années 1960, et à un moment charnière de l’histoire américaine : en pleine Guerre Froide et course à l’espace et à l’apogée du mouvement des droits civiques. Trois Africaines Américaines, Katherine Goble (Johnson), Dorothy Vaughan et Mary Jackson, sont recrutées au sein de la NASA dans le centre de recherche Langley situé en Virginie où les 20 premiers esclaves débarquent d’Afrique en 1619. De nombreuses scènes du film rappellent le passé esclavagiste de la Virginie, et ce malgré la décision de la Cour suprême Brown v Board of Education, qui en 1954, met fin à la ségrégation scolaire aux États-Unis, et remet en question les lois Jim Crow et la doctrine du « Séparés mais égaux » entre blancs et noirs (dans les bureaux, écoles, toilettes, bibliothèques…). L’histoire retrace le courage de trois femmes noires qui, grâce à leurs compétences scientifiques indéniables, sauront s’imposer dans un environnement où tous les postes à responsabilité sont réservés aux hommes blancs. Grâce à leur persévérance et dignité, elles parviendront également à faire évoluer les mentalités.
En présence des élèves des collèges Henri IV (classe de 3ème), collège Camille Sée (2 classes de 3ème), collège Guillaume Apollinaire (classe de SEGPA), du lycée Mansart de Saint-Maur (classe de seconde) et du lycée Fresnel (classe de terminale).
Intervenante : Fatma Ramdani, Maîtresse de Conférences à l’Université de Lille, dont les recherches et la spécialité portent sur la civilisation américaine, les mouvements féministes américains, les représentations genrées dans le milieu du travail, et les femmes africaines américaines.
Le film sous-titré a été très bien reçu par le public avec de nombreux applaudissements témoignant de leur adhésion à la thématique (au moment du décrochage du panneau indiquant les toilettes interdites aux femmes de couleur – durant le vol de John Glenn – à la fin du film).
Après la projection, Fatma Ramdani se présente et explique à quel point les femmes Afro-Américaines ont contribué à la libération des noirs américains et aux luttes raciales et ségrégationnistes. Elles doivent s’imposer non seulement en tant que femmes mais également en tant que noires. Elle précise aussi que l’action se situe dans l’état de Virginie, un de ces états du Sud où la ségrégation raciale a pris des formes extrêmes et a perduré longtemps.
Aujourd’hui encore, un responsable Google a récemment prétendu que les postes d’ingénieurs informatiques doivent être réservés aux hommes car selon lui, les femmes sont trop « sensibles ». Il a été licencié pour ses propos.
Les élèves réagissent beaucoup aux scènes où l’on voit que les femmes noires ne peuvent pas utiliser les mêmes toilettes que leurs collègues blanches, que Katherine ne peut pas se servir de café à la même cafetière que ses collègues hommes blancs et qu’elle est continuellement sujette à des brimades et à une exclusion systématique de la part des blancs.
Ils font remarquer que Al Harrison, le patron de Katherine n’est pas conscient de ce que vit Katherine, tant ce type de comportement discriminatoire est banalisé dans la société américaine de l’époque.
Fatma Ramdani cite la maxime concernant les lois raciales : « séparés mais égaux ».
Elle explique que lorsqu’il y a séparation de traitement, il ne peut pas y avoir égalité.
Elle décrit longuement en quoi consiste cette séparation telle qu’on la voit dans le film. A commencer par l’enseignement. Les noirs n’ont pas accès aux écoles et universités réservées aux blancs, les noirs doivent se tenir à l’arrière des bus, etc.
La première fois où il a été autorisé à des élèves noirs d’intégrer un établissement scolaire blanc (1954), on a dû faire appel à un shérif pour accompagner les élèves et les protéger.
Un élève demande pourquoi on ne voit que des femmes noires au travail et pas d’hommes noirs.
Fatma Ramdani explique que les femmes noires ont toujours dû travailler, car les hommes avaient beaucoup de mal à trouver des emplois ou ne trouvaient que des emplois faiblement rémunérés. Par ailleurs, ce film cherche à réhabiliter la véritable contribution des Africaines Américaines dans les programmes de la conquête spatiale, d’où l’importance de les mettre en avant et de les sortir de l’ombre.
L’une des scènes les plus applaudies par les collégien.e. s et lycéen.ne.s e est celle où Al Harrison, le patron de Katherine dit « Ici, à la NASA, on pisse tous de la même couleur » après avoir détruit le panneau « Toilettes pour personnes de couleur », symbole de décennies de lois Jim Crow.
Un élève fait très justement remarquer que le patron de Katherine est celui qui décroche la pancarte des toilettes réservées aux femmes noires et est le même homme qui réussit le premier vol habité.
Fatma Ramdani rappelle que le Président Kennedy puis le Président Johnson, ont beaucoup œuvré pour faire voter des lois contre la ségrégation, mais les mentalités ont été très lentes à bouger. Des hommes blancs et des femmes blanches ont toujours fait partie des mouvements pour l’égalité des droits (mouvement abolitionniste, mouvement des droits civiques, mouvement Black Lives Matter).
Une élève souligne le racisme des hommes et des femmes blancs qui sont au contact des femmes noires et demande s’il en est toujours ainsi.
Fatma Ramdani explique que malgré de notables progrès, aujourd’hui encore les choses sont loin d’être parfaites et il y a encore énormément de violences perpétrées contre les noirs particulièrement dans les états du Sud, là où les noirs étaient esclaves et où le racisme n’a jamais complètement disparu. Elle insiste sur les recommandations constantes des mères africaines américaines adressées à leurs enfants « Ne vous faîtes pas remarquer, respectez la loi, soyez irréprochables ». Ils risquent toujours beaucoup plus.
Un élève remarque qu’il est énoncé dans le film que les Américains n’aimaient pas trop les Russes. Il est troublé par le fait que Katherine soit suspectée d’espionnage au moment où elle intègre l’équipe d’Al Harrison.
Fatma Ramdani recontextualise le film et explique que cette course à l’espace se déroule en pleine guerre froide. La lutte entre les deux camps est frontale et les USA font la chasse aux citoyens américains suspectés de sympathie avec les idées de gauche dans lesquelles ils voient des communistes et la communauté noire est particulièrement attaquée compte tenu de leurs revendications sociales.
Fatma Ramdani fait référence à Angela Davis, militante noire, professeur de philosophie, écrivaine, pacifiste et féministe qui fut inquiétée par les autorités, condamnée puis finalement acquittée après un long combat.
Elle décrit le comportement pacifiste des noirs et le soin qu’ils apportaient à être respectueux des lois, dignes et corrects dans leur comportement afin de ne pas attirer l’attention sur eux.
Un élève demande si les scènes de violence que l’on voit ont réellement existé.
Fatma Ramdani répond que oui et même pire. Beaucoup de noirs et de militants pour les droits civiques ont été arrêtés, qu’ils soient noirs ou blancs. Elle explique que l’avènement de la télévision a permis de dénoncer les violences perpétrées contre la communauté noire.
Une élève remarque que lorsque Mary Jackson entre pour la première fois dans la salle de cours, le professeur lui fait remarquer que ce cours est exclusivement réservé aux hommes.
Fatma Ramdani répond que ça n’est qu’après 1965 que les femmes ont commencé à réclamer l’application des lois votées les autorisant à suivre des cours dans les universités jusqu’ici réservées aux garçons.
Un élève demande si ce film parle plus de la ségrégation contre les noirs ou du droit des femmes.
Fatma Ramdani répond, les deux. Les protagonistes doivent surmonter à la fois le racisme et le sexisme.
Une professeure souligne le rôle important qu’a joué John Glenn en allant saluer les employées noires de la NASA, mises sur le côté lors des cérémonies officielles et en demandant que tous les calculs de sa trajectoire orbitale soient validés par Katherine qu’il appelle « la crack ». Il reconnaît les compétences de Katherine et ne voit pas sa couleur de peau, à l’inverse de nombreux autres protagonistes du film.
Quelques remarques sur l’objet cinématographique
Un élève demande pourquoi ce titre « Les figures de l’ombre » ?
Fatma Ramdani interroge les élèves sur ce qu’ils en pensent :
– dans le mot ombre, on entend sombre donc noir et on ne fait pas attention au noir…,
– même dans l’ombre il y a des figures,
– les « petites mains » ne sont pas reconnues
Fatma Ramdani souligne que ce faisant, Katherine n’est plus une « figure de l’ombre » elle est vue et reconnue et permet aux autres d’accéder à cette reconnaissance.
Un élève dit avoir été touché par la scène où l’on voit Mary Jackson, qui vient d’accéder au poste de responsable du service informatique, se retrouver dans les toilettes avec son ancienne responsable hiérarchique, blanche, blonde et très nettement raciste. Cette dernière s’adresse à Mary sans la regarder en face mais en se servant du miroir pour lui adresser la parole.
Fatma Ramdani explique que l’on voit à travers cette scène le fait que même si les barrières sont tombées au niveau des séparations structurelles, il n’en est rien de celles qui demeurent au niveau relationnel. Les mentalités ne peuvent changer du jour au lendemain. La supérieure blanche affirme qu’elle n’est pas raciste alors que son comportement depuis le début exerce des discriminations constantes. Mary lui répond simplement qu’elle croit ne pas être raciste. Et ce n’est que très progressivement que la cheffe blonde accède à une forme de respect envers Mary Jackson. Un autre élève rappelle un moment symbolique, le collier de perle offert par la responsable blanche à Katherine, à la fin du film. Echo au moment où Katherine avait explosé devant tout le monde à son retour de ses courses aux toilettes situées à l’autre bout du site, dans l’aile ouest réservée aux noirs. Elle avait évoqué ces colliers de perles qu’aucune femme noire ne pouvait s’offrir. Comme une image de l’évolution de la prise de conscience du racisme subi par ces héroïnes de l’ombre.
Une élève rapproche la scène de début du film où le professeur tend la craie à Katherine (enfant) et le moment où Al Harrison tend la craie à Katherine pour le calcul de l’amerrissage de John Glenn dans un moment crucial où il y a eu une erreur de calcul qui empêche le démarrage de la fusée.
Fatma Ramdani insiste pour bien montrer que le temps du film ne correspond pas au temps réel qui a été nécessaire pour une acceptation des lois antiracistes et…. qu’il faut continuer à se battre.
Un élève a une très bonne conclusion :
« Ce qui se passe aux USA est un problème qui nous concerne tous dans quelque pays que ce soit. »
A la suite de cette séance, deux classes se rendront au Théâtre Antoine le 18 novembre prochain pour assister à la représentation de la pièce « Simone Veil : les combats d’une effrontée », de façon à approfondir le thème de la place de la femme dans la société.
Arlette Weber et Anne Dreyfus, avec la contribution de notre intervenante, Fatma Ramdani