
Music Box
Un Film de Costa-Gavras
Réalisé aux Etats-Unis en 1989 ; durée 2h05
Avec Jessica Lange, Armin Mueller-Stahl
Résumé : Ann Talbot, brillante avocate de Chicago, est amenée à défendre son père, poursuivi pour crimes de guerre. Michael Laszlo a fui la Hongrie à la fin de la Seconde Guerre mondiale et s’est refugié aux Etats-Unis. Après quarante cinq ans de vie paisible et honnête, il est convoqué par le bureau des enquêtes spéciales. Des preuves accablantes ont été réunies contre lui…
Débatteur : Maître Fabrice Epstein, ancien secrétaire de la conférence des avocats du barreau de Paris, auteur de « Un génocide pour l’exemple » paru aux éditions du Cerf en 2019 et de « Rock’n’roll Justice, une histoire judiciaire du rock » aux éditions La manufacture de livres en 2021.
Music Box. Compte-rendu de la séance.
Pour cette séance, nous avons accueilli deux classes une classe de Terminale technologique du lycée Fresnel et une classe de 3ème du collège Jean Macé. La 3ème classe prévue n’a pu venir à cause d’un cas de Covid parmi les élèves.
Débatteur : Fabrice Epstein, jeune avocat auteur d’Un génocide pour l’exemple. En 2014 a eu lieu à Paris le procès du rwandais Pascal Simbikwanga accusé devant la cour d’assise de complicité de génocide au Rwanda. Fabrice Epstein était son avocat.
Le public a été captivé par le film et l’enjeu dramatique pour l’héroïne. Une brillante avocate défend son père accusé de crimes contre l’humanité. Elle ne peut pas reconnaitre le monstre qui apparait dans les témoignages des victimes, elle défend un père aimé et aimant. Fabrice Epstein se présente, avocat d’un homme accusé de crime contre l’humanité lors du génocide rwandais, et précise qu’il est d’une famille juive de Biélorussie, victime de la Shoah par balles. La présence de cet avocat qui a fait le choix de défendre les coupables et non les victimes, fait écho au film que nous venons de voir. Le débat démarre très vite et se poursuit bien au-delà de midi.
Avant de donner la parole au public, Fabrice Epstein rappelle que le crime contre l’humanité est un crime imprescriptible. Il précise aussi que dans le film, l’avocate fait partie de la famille de l’accusé, ce n’est pas sa situation, ni sa place.
- Est-on content de perdre quand on sait que la personne que l’on défendait a participé à un génocide, que c’est quelqu’un de méchant ?
- Fabrice Epstein : Excellente question. L’avocat quand il défend quelqu’un est au départ persuadé qu’il est innocent et il y a des témoins qui veulent l’innocenter. Quand on défend un accusé dans ce type d’affaire, une relation longue va se développer avec lui. J’ai passé dix ans avec mon client. La question est toujours de savoir s’il est innocent. Au début, j’étais sûr qu’il était innocent. Mais les coupables mentent souvent, il s’agit de faire apparaître des faits et des preuves. Et puis de défendre l’homme. Quand l’avocat perd un procès il est frustré parce qu’il reste un doute.
- Pourquoi poursuivre une personne des années après ?
- Dans les procès de crimes contre l’humanité, les affaires sont jugées des dizaines d’années après, car les génocidaires se sont cachés, ils sont difficiles à retrouver. Tout accusé a droit à la présomption d’innocence, on doit le juger comme s’il était innocent. Pour le condamner, il est nécessaire que les preuves soient entières et pleines. Mais il y a des doutes très longtemps. Dans les dossiers de génocide, l’accusé sait que les témoins sont usés, fatigués, que leur mémoire peut être défaillante. Ces accusés parlent toujours au futur : « Tu verras, j’apporterai des preuves ». Ils essayent de manipuler le juge, l’œil du juge doit être clair. Ils ne parlent que du futur et ne veulent pas aborder le passé, comme dans le film que vous avez vu. Ils sont tournés vers le futur car au présent c’est l’accusation qui les poursuit. Une menace qu’ils veulent fuir.
- Dans un procès, un avocat peut-il mentir pour aider son client ?
- Non, un avocat ne peut pas mentir, par exemple, s’il invente un faux alibi, l’avocat commet une faute pénale, il peut être poursuivi. Mais il peut tarder à envoyer une pièce qui nuit au dossier.
- Avez-vous fait des erreurs graves au cours de votre carrière ?
- Non, avocat est un métier difficile, on suit de nombreux dossier à la fois, souvent sur de très longues périodes, il faut être très vigilant. Mais je n’ai pas commis d’erreurs graves.
- Dans le film, le père est coupable, à la fin alors qu’il a été innocenté par le procès, des preuves nouvelles arrivent. Le père va-t-il être condamné ?
- Nous sommes dans une fiction, on ne connait pas la suite, mais oui, la suite logique est que les preuves qui ont été envoyées à l’accusation (les photos trouvées à Budapest par l’avocate) vont relancer l’action du tribunal et faire condamner le coupable qui ne pourra plus faire valoir un doute sur son identité véritable. Quant à l’avocate, désormais convaincue de la culpabilité de son père, elle va se tourner vers son fils, la génération suivante, ils vont travailler ensemble sur leur mémoire commune douloureuse. (Rappel, le petit-fils de l’accusé est très attaché à son grand-père, on le voit souvent face aux manifestants qui accusent le grand-père avec des banderoles « 6 millions de morts ». L’enfant est un défenseur farouche de son grand-père injustement accusé, le travail de mémoire entre la mère et l’enfant va être douloureux.)
Fabrice Epstein souligne le paradoxe du film. Le père est un monstre, la rencontre avec les témoins à l’audience nous le fait progressivement deviner. Et sa fille le défend.
- Vous avez défendu des accusés coupables, comment on se sent ?
- Quand on défend une cause comme ça, il y a une pression dans la salle extrêmement forte. J’ai défendu Pascal Simbikwanga accusé de complicité de génocide au Rwanda. Lorsque l’on va plaider, dans la salle de la cour d’assise, la pression est énorme. L’avocat est le dernier rempart pour sauver quelqu’un. On ressent l’agressivité terrible de la salle sur soi. Ce n’est pas neutre du tout. On défend un homme coupable de crimes contre l’humanité et dans votre dos il y a les regards de toute la salle, des parties civiles, du public. Et on sait que nombreux pensent qu’un avocat ne devrait pas défendre un criminel, accusé de tels crimes. Un avocat, ce n’est pas neutre, on est un sujet avec ses sentiments et ses émotions. Mais là, on est à une place particulière. Chaque accusé a droit à un défenseur. Tout part de la présomption d’innocence et de la culpabilité qu’il faudra établir sur des preuves, des faits. On a ces regards dans le dos, la présence de survivants, de témoins et l’on doit tenir cette place, celle du défenseur.
- Vous avez passé beaucoup de temps avec l’accusé, vous avez peut-être entendu les petites phrases racistes qu’il disait sans faire attention.
- Dans un procès, il faut bien distinguer deux choses, les faits et la personnalité. Il y a une enquête de personnalité, mais on juge sur des faits, avec des preuves. Il peut y avoir des personnalités immondes mais qui ne font pas d’actes effroyables ou des personnalités très lisses qui ont commis des actes monstrueux. Dans le film, le racisme du père est visible pour les spectateurs, notamment la phrase qu’il adresse mécaniquement et à plusieurs reprises à la jeune employée noire « sale tzigane ». Et les témoins disent des phrases que le père utilise toujours. De plus en plus, sa fille le sent coupable mais ne peut le supporter et elle cherche désespérément des témoins qui mentent. Le racisme du père est montré au spectateur par la construction du film. Dans la réalité d’un procès, la personnalité de l’accusé se dévoile petit à petit devant l’avocat.
- En France, on ne témoigne pas sous serment comme aux Etats-Unis dans le film. Les témoignages en France ont quelle valeur ?
- D’abord, en France, les poursuites pour faux témoignage existent avec des peines prévues selon l’importance. Aux Etats-Unis, on témoigne sur la Bible, que l’on soit bouddhiste, musulman ou athée, mais en France, lorsque l’on est appelé à la barre, on commence par prêter serment : « Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité ». La France est un pays laïc, le serment se passe de la religion mais a autant de valeur.
- Une professeure du collège Jean Macé : Le film interroge la relation du criminel avec ses crimes. On voit que jusqu’au bout, il est dans la négation de sa culpabilité. Confronté aux témoins, à leur présence douloureuse, il nie sa responsabilité. Il ne vacille qu’une fois, après le témoignage de la jeune femme violée, il se lève, crie son innocence puis s’écroule victime d’une crise cardiaque. Mais il sort de l’hôpital et reprend sa négation.
- : Dans ces affaires, la négation des crimes est systématique. Les accusés considèrent qu’ils n’ont pas eu la responsabilité qu’on leur attribue. Ils se présentent comme victimes d’accusations injustes, de faux témoignages. Au Rwanda, les accusés disent qu’il n’y a pas eu de génocide et minimisent leur rôle. Ils attribuent la responsabilité du conflit aux Tutsis. Ils se présentent eux-mêmes comme des victimes et se justifient en disant que les victimes le méritaient et que c’est à cause d’eux qu’il y a eu génocide. Ils refusent de penser à leur responsabilité.
- Une professeure du lycée Fresnel : Comment avez-vous accepté de défendre un génocidaire alors que vous comptez dans votre famille des victimes du génocide ?
- Chez moi, il y avait tous les livres sur la Shoah, le génocide des juifs. Très jeune j’ai lu quantité de livres sur le sujet, Primo Lévi, Elie Wiesel et d’autres.
Quand je suis devenu avocat, je suis allé au Rwanda et j’ai découvert ce génocide. J’ai étudié le procès de Nuremberg du côté des monstres. A un moment, j’ai voulu changer de position, ne plus être toujours du côté des victimes. Ce que je défends, c’est être sûr qu’il n’y a pas d’innocents en prison. Je veux défendre les présumés innocents, dans le cas où il y a un doute, faire un boulot d’avocat pour eux. Je n’ai pas trop envie d’être l’avocat des victimes, ce n’est pas mon truc. C’est plutôt comment passer outre le statut de victime. Dans le film il y a la chaîne des générations et les questions de mémoire, la guerre, la déportation des juifs, c’était 3 ou 4 générations au-dessus de moi. Les questions de Mémoire, de transmission de la mémoire des crimes contre l’humanité sont essentielles. Il faut se poser ces questions et se faire sa propre idée au Cambodge, en Bosnie Herzégovine, autour des génocides. - Pourquoi le procès est-il aussi tardif, 40 ans plus tard, cela a-t-il encore un sens ?
- Beaucoup de criminels se sont envolés dans la nature, sont partis à l’étranger pour ne pas être reconnus. Après la Shoah, plein de criminels nazis sont partis se refaire une vie en Amérique du Sud, aux Etats-Unis comme le héros du film en laissant derrière eux toutes les traces de leurs crimes.
Le procès de Nuremberg a poursuivi et condamné les grands chefs nazis mais les petits soldats se sont cachés partout et sont très difficiles à découvrir. Il faut construire un dossier avec des témoignages et des pièces à conviction, c’est très long, il faut beaucoup voyager, rechercher des preuves des témoignages sûrs, trouver des pièces authentiques. Cela prend un temps considérable. Et puis, après 1945, il s’est passé des décennies avant que ce crime contre l’humanité soit identifié, reconnu. Les survivants tentaient de vivre et d’oublier. De nombreux coupables cherchaient à passer pour des héros. Les personnels administratifs voulaient rester en place. - Condamner un vieillard de 80 ou 90 ans, c’est inacceptable. La justice ne peut pas faire ça ?
- Ce sont des crimes épouvantables les victimes doivent vivre avec le poids de ces souffrances. C’est terrible. Du côté des bourreaux, ils refusent de reconnaître ce qu’ils ont fait : « je ne suis pas cette bête » comme dit le père dans le film. Claude Lanzmann a réalisé un très long documentaire dans lequel il interroge les témoins et des responsables de la Shoah, C’est important de le voir, que vos professeurs vous en montrent des passages. On constate que tous les bourreaux refusent de reconnaitre leur participation. Au Rwanda ou pendant la seconde guerre mondiale.
- Dans le livre Une saison de machettes, Jean Hatzfeld, qui a enquêté longtemps au Rwanda, questionne les bourreaux. Ils sont tous dans le déni. Et au Rwanda, il n’y a pas d’écrits, seulement des témoignages oraux.
- Que pensez-vous de la peine de mort ?
- C’est une question intéressante, mais elle me fait peur. Dans votre génération, je crois qu’on se pose la question du rétablissement de la peine de mort. L’abolition de la peine de mort, obtenue par le ministre de la Justice, Robert Badinter est un progrès essentiel de la justice. Non, en aucune façon, on ne peut accepter de répondre au crime par un autre crime. C’est la loi du talion
Et pourtant quand on voit un monstre ça donne envie. Mais la prison est une sorte de petite mort. - On les enferme …
- Oui, on les enferme, on les punit, on ne les punit pas de façon définitive. La question s’est posée en France lorsque le procès du génocide des Tutsis a commencé au Rwanda. Le tribunal du Rwanda demandait l’extradition de présumés coupables. Mais au Rwanda, la peine de mort existe. La France a refusé d’extrader des inculpés qui risquaient la peine de mort au Rwanda.
- Vous pouvez suivre plusieurs procès en même temps ?
- Oui, un dossier dure très longtemps, plusieurs années, on suit plusieurs affaires. Ce sont des affaires où on gagne très peu d’argent, il faut travailler sur d’autres dossiers pour gagner sa vie. Et sur des procès pareils, cela demande une grande résistance physique et mentale, il faut un peu être iron man. Le dossier dure parfois deux ou trois ans le procès durera un mois et demi physiquement c’est épuisant, on est séché. Mais c’est passionnant, on aborde des problèmes de sociologie de psychologie. Le génocide aspire les gens pour un avocat c’est épuisant c’est trop lourd. Parfois, j’ai envie d’arrêter de faire ça, d’être dévoré par cette activité. Certains avocats ne s’arrêtent jamais : ils adorent être devant les caméras mais dans ces procès, le stress est énorme, les clients essayent de vous manipuler. Ils menacent de changer d’avocat.
- Quelle est la plus grosse peine qu’on peut avoir ?
- La perpétuité c’est-à-dire 20 ans sans aménagement. Le terme de perpétuité vous glace le sang.
- Est-ce que vous parlez encore avec les anciens condamnés que vous avez défendu ?
- -Oui oui, Je suis encore en relation avec deux condamnés à des peines très lourdes. Je viens d’être Papa et ils m’ont envoyé des petits mots pour la naissance de mon fils.
A la fin de l’échange, Fabrice Epstein offre trois exemplaires de son livre aux lycéens. Au début de la rencontre, il avait promis aux premiers qui poseraient une question de leur offrir un exemplaire. Les questions ont été nombreuses et manifestement, ce n’était pas seulement l’espoir d’un cadeau qui motivait ce dialogue nourri et intense. Bien sûr, les heureux destinataires ont demandé une dédicace et Fabrice Epstein leur a recommandé de faire circuler les livres et de continuer à porter leur attention à la mémoire.
Jacinthe Hirsch