C’est en 1943, que Léon Blum est déporté au Falkenhof, une dépendance du camp de concentration de Buchenwald, en tant qu’”otage de marque” des Allemands qui envisagent de l’utiliser comme monnaie d’échange en cas de besoin.
A son retour, il refuse le poste de ministre que lui propose le général de Gaulle, avant d’accepter quelques mois plus tard de présider un éphémère cabinet socialiste. Mais choqué tant par les attaques de la presse communiste qui lui reproche d’avoir vécu sa déportation “dans un palais” que par les combines du monde politique, il se retire définitivement et meurt d’un infarctus le 30 mars 1950 à l’âge de 77 ans.
Buchenwald, Falkenhof, 3 avril 1943 : Arrivée
“En arrivant à Falkenhof, …où il résidera désormais, Little Bob (surnom donné à Blum dans sa jeunesse) ne ressent d’abord qu’un immense dégoût dont il imagine qu’il procède, ce dégoût, du voyage sinueux qu’il vient d’endurer depuis que l’avion qui les a conduits, lui et cinq autres otages, de France en Allemagne, s’est posé à Weimar, la ville de son cher Goethe, la même où erre encore, soucieux et effaré, le fantôme de Johann Eckermann, un voyage tout en courbes, en arabesques boisées, en trajectoires torses, un voyage dont le déploiement inquiétant, d’une clarté primaire, celle de la vielle, à une obscurité de plus en plus profonde, lui a un peu soulevé le cœur, un voyage durant lequel il s’et tenu ramassé dans un coin du camion militaire venu le chercher à l’aérodrome, loin de tous, civils comme soldats, un mouchoir écrasé sur la bouche, les yeux aussi plissés que ceux d’une vigie inquiète en haut de son phare un soir de tempête, afin de distinguer, par-delà les hêtres nombreux qui s’agrégeaient dans la nuit jusqu’à ne plus donner corps qu’à une seule forme, indivisible – on aurait dit une longue enceinte de pierres noires étrangement hirsutes -, afin de distinguer enfin quelque chose : maison, cabane, abri de chasseur, quelque chose qui signalait l’humanité même infime du lieu…”
Sortie de Buchenwald, 4 mai 1945 : Départ
“…La joie fébrile et encore une fois indécise qui l’inonde à l’instant de recouvrer la liberté, tout cela, le souffle automatique comme les blessures, lui enseigne que ce ne peut être que dans la douleur, par la douleur, que la chair se réconcilie avec l’être, que l’homme le plus humble comme le plus noble n’est jamais davantage l’intime de lui-même que dans la souffrance et cette souffrance qui le révèle à son propre regard, Little Bob comprend alors que c’est elle qui le fait juif aux yeux des autres, ses bourreaux comme ses libérateurs, c’est elle qui symbolise la logique paradoxale de son identité, là où le singulier se confond avec l’universel, là où l’exemplarité voisine avec l’altérité ; il se dit qu’en les écrouant, en les humiliant, en les persécutant, lui, Mandel, Jeanne et tous les autres, on les a relégués en eux-mêmes, livrés à eux-mêmes, en les affranchissant comme s’apprêtent de le faire les soldats et les partisans qui pénètrent à l’instant dans l’hôtel, c’est équipés d’une souffrance rémanente qu’on les rendra au monde et qu’on leur rendra le monde.
Qu’ils la contestent ou qu’ils la confessent, cette souffrance sera désormais tout ce qu’ils possèdent : leur bien.”
Colette Gutman