Journal d’Avril 2016: la place de l’Autre

Tous les réfugiés de tous les coins du monde vous le diront : leur indispensable boussole, c’est le téléphone portable. Ne pas en posséder est déjà une petite mort.

Out of Africa
Migrants somaliens essayant de capter une connection téléphonique pour téléphoner à leurs proches avant leur dangereuse traversée du détroit de Bab-El-Mandeb depuis la plage de Khorley (Djibouti) – John Stanmeyer, WordPress photo 2013

Le téléphone portable, c’est la mémoire – là où conserver les images qui sont autant de preuves de soi et de son identité, images d’un enfer qu’il a fallu fuir, images d’un paradis, cette vie normale d’avant la guerre et l’exode. Le téléphone portable, c’est un refuge – le lieu du familier, là où maintenir sans trop de peine le contact et la douceur avec la famille. Le téléphone portable, c’est un instrument de survie – l’outil pour appeler les garde-côtes grecs par exemple, et venez nous sauver d’une embarcation sans vergogne. Le téléphone portable, c’est une présence, et un avenir, une carte de visite, là où joindre, être en liens, être en vie, s’entrainer à la langue. Tous les réfugiés de tous les coins du monde ont en poche cet objet, et n’allez pas croire qu’ils cèdent aux caprices de la modernité. Ils n’ont pas le choix. C’est la première chose qui saute au regard en passant la porte d’un centre d’hébergement, les petits écrans dans toutes les mains. Enfin la deuxième, plutôt. Car le premier choc intersidéral a lieu juste avant, à l’accueil: la gentillesse. Quand on évolue, comme moi, dans un milieu parisien ordinaire, une vie active avec heures de bureau, heures de métro, heures de course, pas le temps, la gentillesse s’avère d’un invraisemblable exotisme. J’avais complètement oublié que ça existait. En dehors des contingences commerciales, je veux dire. Et donc, ces gens d’Emmaüs Solidarité, ces gens de la ligue de l’Education, ce personnel du centre, comment font-ils pour être naturellement gentils?

J’y suis arrivée en septembre dernier. Pour une raison très simple: Chaque jour d’alors, je découvrais à la télévision des files et des foules de gens éberlués par la tragédie, appeler à l’aide. Et je me suis mise à leur place. Ça ne va pas de soi de se mettre à la place de l’autre, je le sais. Certains pensent que c’est une affaire de charité. Peut-être. Mais il me semble qu’en ce qui me concerne, c’est plutôt une histoire d’éducation. J’ai découvert cet été, en regardant la télévision, à quoi me servaient Shakespeare, Molière, Dickens, Amitav Gosh, Gabriel Garcia Marquez, Edmond Rostand, Tolstoï, Amos Oz, Jonathan Safran Foer et tant d’autres. Ils m’apprennent à me mettre à la place de l’autre, ils m’entrainent à être l’autre. Merci la littérature. Je me suis inscrite. C’est très facile. Il suffit de trois clics. On trouve beaucoup de travail dans le bénévolat et l’aide aux personnes qu’en général, personne ou presque, ne veut aider. Je dis ça sans ironie. Il y a du boulot. Il suffit de cliquer. Et c’est parti. Depuis, j’ai découvert l’importance des téléphones portables, l’arabe langue vivante, insouciante, et non plus seulement langue du terrorisme, du machisme, des problèmes, de la peur. Depuis, j’ai découvert des individus, des sympas, des beaucoup moins sympas, pleins de gens différents, pleins d’histoires différentes. Et la gentillesse qui est une forme de courage, et d’ouverture d’esprit: Croire que tout est possible. Car c’est bien de cela dont il est avant tout question, croire que oui, par l’accueil, la patience, la culture, l’apprentissage de la langue, l’écoute, le respect, l’accompagnement, le soutien, par tous ces gestes que l’on considère un peu vite l’apanage des mauvais romans, des niais, des animateurs du Club Med ou des ateliers du 3° âge, par tous ces gestes, on peut aider à l’intégration, sauver des destins mal partis, réveiller des vocations, changer l’ordre des choses. Alors voilà, j’essaie d’initier au Français des Syriens, des Irakiens, des Maliens, des Soudanais, des Afghans, des Érythréens. Comment fait-on quand on n’a jamais enseigné ? J’ai bien sûr posé la question aux travailleurs sociaux. Il suffit d’empathie et de bon sens, ont-ils répondu. Je peux témoigner qu’ils ont raison. Pour ma part, j’essaie aussi d’offrir de la futilité, une cerise sur le gâteau, le meilleur en plus du nécessaire. C’est quand même ça la vie. Apprendre le français, et aller au concert, au cinéma ou à une avant-première, et boire un verre, et rencontrer des amis. Je me mets à leur place, et les invite à se mettre à la mienne, à profiter de ma chance. C’est un échange de bons procédés. De sorte que chacun permet aux autres de rester un humain parmi les humains.

Sonia Rachline

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