Les nombreuses déclarations ou articles lénifiants répètent que ce que fait Daesh, ou ce qui vient d’arriver à Paris «n’a évidemment rien à voir avec l’Islam». L’Islam, ce n’est pas ça, le Coran est un livre de Paix! Mais quel Coran?
On lit souvent qu’il y a plusieurs façons de l’aborder. Puis-je dire, comme d’autres l’ont fait avant moi -mais encourrais-je l’accusation de blasphème?- qu’il y en aurait deux?
Chacun reflète l’une des deux époques de la vie du Prophète: la période pré-hégirienne, et l’autre. Le Coran de La Mecque est plutôt universaliste, humaniste, moraliste et contemplatif. C’est celui d’un prophète qui parle aux humains (ô, humains…). L’autre Coran, le Coran de Médine est celui d’un chef d’état, un texte politique à destination des croyants (ô, croyants…), qui s’adresse aux siens et les oppose aux incroyants, aux infidèles. En 622, chassé de La Mecque, contraint à l’exil à Médine, Mahomet change. Il devient un chef de guerre autoritaire, sectaire, souvent sanguinaire, qui adapte le message spirituel à la nouvelle situation. Il va vouloir régir la société de l’époque, devenir normatif, juridique. Cela se traduit par des versets plus «clivants», plus vengeurs, lourds d’anathèmes, dont certains écartent ou contre- disent des versets antérieurs. Le message premier, qui appelait à la religion parfaite, à la raison, à la responsabilité et la liberté des fidèles, devient dans la deuxième époque, un ouvrage de combat.
Mais les deux textes vont être réunis. Ils ne feront qu’UN. Le Coran comporte 86 sourates mecquoises et 28 sourates médinoises. Elles vont être mélangées. Déjà, du vivant de Mahomet, les sourates sont regroupées en un ensemble unique, qui ne classe pas les versets suivant l’ordre logique de leur révélation. Puis les compagnons du prophète y ajouteront ses paroles ou ses comportements par les hadiths, compléments des versets. Dicté à la lettre par Allah, le livre est sacré. Il doit être pris au sens littéral et ne peut être modifié. Le troisième calife, Othman, entreprend d’unifier le texte cora- nique, fait établir des copies et diffuse la version officielle. Les sourates, qu’elles aient été révélées avant ou après l’Hégire sont classées par thèmes et, plus ou moins, selon leur taille et la longueur des chapitres. Les plus longs sont placés au début, les plus courts à la fin. De surcroît, des versets se contredisent ou d’autres, abrogés, demeurent dans le texte sacré, que l’on n’ose pas toucher, puisque sacré. Ce classement, qui ne permet pas de savoir si tel ou tel verset est antérieur ou postérieur à un autre, engendre, pour le moins, une grande confusion.
C’est ce livre, qui nous parvient aujourd’hui. Comme les autres livres saints, il raconte une histoire. Or, une histoire est un continuum, avec un début et une fin. Ici, l’occultation du contexte historique de la révélation d’un verset, interdit totalement sa mise en perspective historique.
Les savants de l’Islam, les autorités religieuses connaissent depuis l’origine, les différences induites dans les paroles révélées au Prophète lors des deux époques de son message. La compréhension du texte aurait été grandement facilitée pour les fidèles, mais également pour les autorités, – puisque le Coran est aussi un code juridique – si ces doctes savants l’avaient retranscrit dans l’ordre chronologique des révélations. Si telle règle est postérieure à une autre, l’abroge ou la contredit, mais que les deux demeurent dans le code, à quelle règle obéir, quand on ignore laquelle est plus récente, laquelle est en vigueur?
Ce n’est que très récemment – à Al-Azhar, au Caire, le Vatican musulman – que l’édition de 1923 comporte pour chaque chapitre, les précisions sur le lieu et le moment de sa révélation. Mais la modification du classement reste interdite et blasphématoire.
Le grand penseur soudanais Mahmoud Taha, «le Gandhi de l’Afrique» proposait en 1967 dans son fameux «Le deuxième message de l’Islam», de ne garder que le Coran de La Mecque, pacifique et libérateur et d’abandonner celui de Médine, contraire aux droits universels de l’Homme. Cela fut rejeté catégorique- ment par les autorités religieuses d’Al-Azhar, et Taha, refusant de se rétracter, fut condamné et pendu en 1985.
Depuis, des traductions du Coran classé par ordre chronologique sont tentées ici et là (celle de Sami Aldeeb en 2008 fait autorité), et de nombreux théologiens et auteurs cherchent inlassablement à réformer le texte. Mais déjà, l’opportunité de le lire dans le bon ordre, serait une réelle avancée, vers les Lumières. Cela per- mettrait tout au moins, de reconnaître ce qui, dans la période post-hégirienne, est porteur des dérives islamistes.
Comme le disait le regretté Abdelwahab Meddeb, «l’islamisme est la maladie de l’Islam, mais les germes sont dans le texte».
Maurice Benzaquen