(Traduction libre adaptée d’un article de Vivienne Walt dans l’hebdomadaire américain Time, 15 septembre 2014)
La scène se passe dans une salle bondée par une nuit de juillet, les rideaux s’ouvrent sur un grand barbu vêtu d’orange, qui fait semblant de tirer sur les 250 spectateurs avec un fusil d’enfant, Mais ce sont les mots qui fusillent – et ils sont menaçants “Si par malheur il y a dans la salle un journaliste – surtout un juif – il ré-ouvrira le procès de Nuremberg” déclare Dieudonné M’Bala M’bala, avec un énorme éclat de rire. Suivent d’autres “blagues” antisémites, l’une d’elles évoquant les conseils d’un tueur en série sur la meilleure façon de tuer un Juif. La salle adore, et le montre par ses réactions enthousiastes tout le long du spectacle.
Ce n’est qu’une soirée parmi d’autres pour le comique le plus célèbre de France, dont la popularité repose sur ses attaques visant les quelques 500 000 Juifs de France. De fait le succès de Dieudonné ne sert qu’à camoufler les preuves qu’un antisémitisme virulent a infecté la France. Il se présente comme “un amuseur qui s’attaque aux tabous”. Ses “boutades” sur le génocide nazi font hurler de rire son public, et démontrent que les Etats-Unis et la France se focalisent trop sur l’Holocauste et pas assez sur la mémoire d’autres atrocités comme la traite des esclaves. “Ce que je trouve obscène, c’est la manipulation du génocide nazi”.
Il a comparu plusieurs fois devant la justice et s’en est tiré avec 65 000 euros d’amendes. Théoriquement cela pourrait aboutir à un an de prison : le tarif pour incitation à la haine raciale, d’après le loi française – et plus pour la négation de crimes contre l’humanité. Les campagnes qui le dénoncent (comme celles de Manuel Valls alors Ministre de l’Intérieur) ne font qu’accroitre sa popularité. Pour beaucoup de jeunes défavorisés, émigrés des cités de banlieue ou urbains blancs, il n’est pas une icône antisémite, mais une icône anti-establishment. “S’il se produisait au Stade de France, il serait rempli”, déclare un jeune membre de son public. C’est cette perspective qui fait peur aux officiels français, qui rapprochent ses performances et les rassemblements politiques.
“Je ne crois pas que ce soit un spectacle comique, c’est un meeting antisémite”, dit Sacha Reingewirtz, président de l’Union des Etudiants Juifs de France, qui vient d’entamer des poursuites contre lui.
Question en forme de cruel dilemme : faut-il l’ignorer et attendre qu’il se brûle lui-même, ou continuer à le poursuivre, au risque d’accroître son importance ? La question demande une réponse urgente si l’on se réfère aux centaines de jeunes Français qui rejoignent les groupes djihadistes. A propos de Gaza, devant 300 assistants, Dieudonné explose : “Même Hitler n’a pas bombardé d’hôpital”. Applaudissements intenses. Il poursuit : “Le sionisme contrôle les politiques et les économies”.
Au départ, Dieudonné ne semblait pas promis à la célébrité. Sa mère, française, blanche, l’a élevé dans une banlieue de classe moyenne après son divorce d’avec un comptable camerounais. Il se lance dans la carrière dans les années 90, avec son ami d’enfance juif, Elie Semoun. A cette époque ils se moquaient de leurs différences. Lorsque l’un et l’autre se mettent à jouer en solo, Dieudonné prend progressivement de plus en plus les Juifs pour cibles. Il invente sa nouvelle marque de fabrique (vers 2005) qui ressemble à un salut nazi inversé, la quenelle, un bras tendu vers le bas, l’autre replié contre lui, et l’utilise souvent sur scène. Après chaque représentation, le public se lève et salue comme lui.
Elie Semoun suggère que Dieudo, comme l’appellent ses amis, est devenu un provocateur et un bouffon, autant qu’un antisémite qui a subi une inexplicable transformation : “Lorsque nous avons commencé, nous étions les symboles mêmes de l’antiracisme”.
Ces jours semblent lointains. Le quotidien Libération présente Dieudonné, en une, parmi les figures des nouveaux antisémites. Lorsqu’un tireur solitaire ouvre le feu au Musée juif de Bruxelles, tuant quatre personnes, il a été dit que Dieudonné avait contribué à créer l’atmosphère. Le suspect est un Français musulman. Le jour suivant Roger Cukierman, président du CRIF, déclare que la popularité de Dieudonné pose “un problème sérieux” car le passage est étroit entre discours antisémite et acte antisémite. Qu’importe, au théâtre de la Main d’Or du XI° arrondissement de Paris, le “problème” continue paisiblement à vendre ses T-shirts et ses DVD comme si de rien n’était. Il a même l’audace de demander pardon à ceux qu’il pourrait (involontairement…) blesser. Il ne fait aucun doute qu’il balise la route devant le Front National : en mai 2014, ce Parti a gagné les élections européennes en France, en souhaitant ouvertement la dislocation de cette même Europe. En écho à cette prise de position, Dieudonné répond “Je pense que le communautarisme appartient au passé”. Le fondateur du Front National – condamné pour antisémitisme – étant un ami proche de Dieudonné, il est facile de comprendre que celui-ci s’est déjà inscrit sur un agenda politique.
Au fur et à mesure que monte la colère sur la guerre de Gaza, la violence contre les cibles juives flamboie en Europe : fermetures de musées juifs en Norvège, bombes incendiaires contre une synagogue en Allemagne, mais nulle part avec tant de violence qu’en France : pillages de magasins casher et bombes incendiaires à Sarcelles, incidents devant les synagogues et autres agressions à Paris, sans parler de Toulouse, etc., la liste s’allonge. Manuel Valls devenu Premier Ministre jure de sévir, de répondre avec la plus grande force. Certains pensent que cet engagement vient un peu tard.
Non, il n’y a vraiment pas de quoi rire.
Colette Gutman