La comparaison récemment établie par un ancien ministre de la République entre le capitaine Dreyfus et Jérôme Kerviel, le trader “hors limites” condamné par la justice, au delà de son exagération un peu sidérante, n’en est pas moins intéressante car elle révèle combien, 120 ans après le début de “l’Affaire”, le nom de Dreyfus est associé à l’idée de l’injustice absolue commise contre un innocent.
Pour une analyse factuelle complète et précise des événements de l’affaire Dreyfus qui se déroulèrent sur près de douze années, avec l’année 1894 qui fut celle de l’arrestation du capitaine Alfred Dreyfus, polytechnicien juif Français d’origine alsacienne, pour espionnage au profit de l’Allemagne, puis de son procès à huis clos devant la justice militaire pour intelligence avec une puissance étrangère, de sa condamnation à l’unanimité sur la base de faux documents, de faux témoignages et d’une théorie fumeuse d’Alphonse Bertillon (l’inventeur de l’anthropométrie judiciaire), l’année 1895 et la dégradation militaire du capitaine, son envoi au bagne sur l’île du Diable, et le début du combat judiciaire mené d’abord solitairement par son frère aîné, Mathieu Dreyfus, combat qui ralliera toujours plus d’esprits soucieux de vérité, y compris jusque dans l’armée avec notamment, le lieutenant-colonel Picquart, jusqu’au tournant de 1898 et le fameux article ”J’accuse, lettre au Président de la République” d’Emile Zola, 1899 et un nouveau jugement rendu après la cassation du premier, et cette fois la condamnation pour trahison “avec circonstances atténuantes”, l’acceptation de la grâce présidentielle par un capitaine Dreyfus épuisé physiquement et éloigné des siens depuis de longues années, jusqu’à sa réhabilitation complète en 1906, on se reportera utilement à L’Affaire de l’avocat et historien Jean-Denis Bredin. Ce livre est également essentiel pour les réflexions de son auteur, fin lettré et pénaliste reconnu, sur la permanence des dangers qui se cristallisèrent pendant l’affaire Dreyfus et reviennent en force dans la société française contemporaine : le conformisme et le culte de la hiérarchie qui conduisent à toutes les lâchetés et compromissions ; la soif de sécurité au prix de la justice ; le danger de la perversion du sentiment patriotique en nationalisme excluant, haineux et meurtrier, avec la résurgence de l’antisémitisme, la xénophobie, la peur et le rejet de la minorité musulmane perçue comme un nouvel ennemi de l’intérieur….

L’affaire Dreyfus est exemplaire des confusions mentales, des dénis de réalité et des injustices effrayantes commises au nom de ce nationalisme étriqué, antisémite et/ou raciste : le capitaine Dreyfus n’était pas seulement innocent du crime de trahison dont il fut injustement accusé, il était un patriote exemplaire, le fils d’une famille juive qui choisit de quitter l’Alsace en 1870 et de s’établir à Paris précisément pour rester française lors de l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne…
L’enseignement de l’Affaire Dreyfus à la jeunesse française serait aujourd’hui salutaire pour lutter contre les préjugés, l’antisémitisme et le racisme, et un renouveau nationaliste inquiétant… L’identité française n’est pas liée au sang, à la “tribu”, à une origine “de souche”, mais à l’appartenance à la communauté nationale sur la base de la citoyenneté. Il en est ainsi depuis la Révolution française et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui sont au fondement du rayonnement français et de l’admiration que la France peut susciter dans le monde. C’est précisément cette conception de la citoyenneté – ouverte, accueillante, généreuse, respectueuse de chaque individu considéré sous l’angle de sa citoyenneté, au delà de la complexité de ses identités religieuses, culturelles, d’origine, de sexe, etc. – qui est un modèle pour des millions de personnes à travers le monde. Est Français(e), celui ou celle qui épouse en France les valeurs de la République et les fait siennes. Si le chômage de masse, en particulier celui des jeunes, et la crise économique fracturent la société française en excluant d’une vie normale et décente des millions de nos concitoyens acculés à la misère, ce n’est pas tant la conception française de la citoyenneté qui est à questionner, mais les politiques économiques et sociales mises en oeuvre par tous nos gouvernements.
Et les quelques centaines de jeunes Français partis faire la guerre en Syrie, dont beaucoup relèveraient vraisemblablement de la psychiatrie selon le juge anti-terroriste Marc Trévidic, ne doivent pas masquer le fait que l’immense majorité des Français de confession musulmane respectent et se reconnaissent dans les valeurs de la République, comme en témoigne le récent appel de toutes les obédiences de l’Islam de France condamnant les exactions du prétendu “État islamique”, pour ne prendre que cet exemple là.
Le cinéaste Roman Polanski tourne actuellement un film sur l’Affaire vue du point de vue du lieutenant-colonel Picquart…
Espérons que ce film sera un succès, à tous points de vue, et qu’il ouvrira des débats fructueux en France.
Rose Lallier