Nous étions six couples de joyeux retraités, visitant Berlin. Le jour du retour à Paris, tentant d’acheter nos billets de transport pour l’aéroport, nous nous heurtons à un distributeur récalcitrant qui se refuse à accepter nos diverses cartes de crédit. Menacés de rater notre avion, nous décidons de monter tout de même dans le métro. Mais à l’avant-dernière station, patatras : apparition de deux contrôleurs, un grand gars et une jolie fille, tous deux âgés d’une trentaine d’années environ. Malgré nos explications, ils ne se laissent pas fléchir, et, bien que désolés, réclament nos papiers d’identité pour nous dresser contravention (40 € par personne, soit 480€ en tout).
Arrivé à ma carte d’identité (né en 1933…), le gars s’arrête brusquement et se penche vers sa collègue, qui examinait d’autres cartes : J’ arrête, je n’en peux plus ! Tu as lu ces cartes ? Tous ces gens sont nés avant ou pendant la guerre, on les a assez fait souffrir comme ça, on va pas en rajouter. Tu fais ce que tu veux, mais moi, j’arrête. La jeune femme en fait autant, et ils nous rendent nos papiers, en s’excusant et en souriant. Stupéfaits et la gorge serrée , les joyeux “fraudeurs” que nous étions ont eu beaucoup de mal à réaliser. Nous venions de vivre un intense moment d’émotion, qui clôturait de manière très inattendue un merveilleux séjour.
En y réfléchissant un peu, qu’est-ce que tout cela veut dire ? Avant tout, que notre jeune Berlinois était tout simplement un citoyen allemand conscient et responsable. Sans doute a-t-il visité dans sa belle ville les nombreux musées établissant clairement et fortement la culpabilité écrasante de l’Allemagne nazie dans les crimes commis au siècle dernier, et particulièrement la Shoah. Tout comme la majorité des Allemands de sa génération, qui se pressent quotidiennement dans ces mêmes musées, et qui, à chaque coin de rue, comme à de nombreuses entrées de métro, sont invités à lire les noms des divers camps de la mort, des lieux où sont arrivés les trains du malheur, des noms qu’ils n’ont “pas le droit d’oublier”. Un travail de mémoire colossal autant qu’exemplaire a été effectué dans cette ville.
Hélas, chez nous, en France, notre passé, nous n’osons pas le regarder en face. Oh, j’exagère, c’est vrai : il y a bien de temps à autre un politique, Président de la République de préférence, qui, à un moment où ça l’arrange, daigne reconnaître que dans telle circonstance, la France s’est mal conduite, que la colonisation, savez-vous, ce n’était pas bien du tout, etc….Autant dire peu de chose, rien de très sérieux : on s’excuse du bout des lèvres, on regrette, et basta. Entendons-nous bien : il n’est pas question de verser dans une quelconque repentance , mais d’agir de façon claire et pédagogique, d’écrire tout simplement l’Histoire telle qu’elle s’est déroulée. Oui, qui osera créer un véritable “Musée (ou Mémorial) de la Colonisation”, où seront gravés dans le marbre les enfumages et les massacres commis par ces braves Bugeaud, Saint-Arnaud et consorts sur ces populations que l’on était venus “civiliser”, ou encore le lâche abandon par la France et le massacre organisé de dizaines de milliers de harkis ? Qui évoquera les milliers de massacrés de Sétif en 1945 ? Qui parlera de ces milliers de Français d’Algérie “disparus” le jour de l’indépendance algérienne ? Qui relatera la répression sanglante des révoltes de Madagascar en 1947 et 1948 ? Je suis persuadé qu’alors, justice leur étant rendue, les enfants, petits-enfants et descendants de ces citoyens français se sentiraient alors vraiment citoyens, et aussi beaucoup plus Français. Et puis, et ce n’est pas le moins important, cela nous débarrasserait peut-être de notre “complexe colonial”, ce sentiment de culpabilité qui nous paralyse et nous empêche de réagir efficacement lorsque sont bafoués les symboles et les lois de la République. Sans compter que nous-mêmes, Français “de souche” ou immigrés plus ou moins récents, serions beaucoup plus fiers de notre pays. Tout comme l’Allemagne peut être fière de ce jeune contrôleur de Berlin, que je salue très affectueusement, et que nous ne sommes pas près d’oublier.
Guy Zerhat