Tiré du journal numéro 61. Dans lequel on fait parler une morte…
Je m’appelle Neda. C’est maintenant de là-haut que j’observe ce qui se passe dans mon pays : l’Iran. J’ai pris une balle en pleine poitrine. Effondrée sur le bitume, le visage ensanglanté, ma mort a été filmée par un passant et a fait depuis le tour du monde, sur Internet d’abord puis sur toutes les télévisions.
A ce propos, je voudrais d’abord m’excuser pour les familles qui ont assisté à ce spectacle de mon assassinat qui s’est imposé à elles. Ce n’est pas notre genre, à nous les Iraniens, de nous inviter comme ça chez les gens. Vraiment excusez-moi pour cette violence. Pendant des siècles, mon pays fut celui de la poésie de Hafez, de l’ivresse littéraire d’Omar Khayam, des jardins paradisiaques embaumés par les roses de Shiraz. Depuis trente ans, nous ne sommes plus que le pâle reflet de cette image idyllique d’harmonie et de paix.
Tuée par un « gardien de la révolution » ou par une autre milice armée de notre président, je suis devenue le symbole de l’oppression d’un peuple, pas seulement des femmes ou des jeunes, d’un peuple tout entier, par un régime fasciste : La République Islamique d’Iran.
Depuis quatre ans la situation à la tête de l’Etat a changé. Le président, issu du corps des Pasdaran, « gardiens », a mis la main sur les rênes du pouvoir. Monté en grâce dans la toute puissance du guide suprême, il a su, en plaçant des hommes à lui aux postes clés, s’accaparer les pouvoirs régaliens. Il a mis des idéologues à la tête de l’armée, regroupé les corps de milices, pour finalement s’entourer de ce qui constitue sa propre police politique, ses chemises brunes… ses SS. Le guide lui-même craint désormais cet homme, ce président laïque qui se croit investit d’une mission divine, ce mégalomane persuadé d’avoir été entouré d’un halo de lumière divine alors qu’il s’adressait à l’assemblée générale des Nations Unis.
Je suis sa victime emblématique, et plus que ma vie, c’est ma mort qui symbolise le mieux ce régime. Touchée d’une balle, j’étais accompagnée de mon fiancé et de mon professeur de piano qui n’ont rien pu faire. Que l’amour et la musique peuvent-ils aujourd’hui dans ce déferlement de violence ? Immédiatement les mêmes policiers qui m’avaient tiré dessus ont transporté mon corps « pour une autopsie » dans une morgue située à 30 km de Téhéran. Ils ont gardé ma dépouille et exigé que je sois ensuite enterrée rapidement. On n’avait pas pu prévenir les oncles et les tantes, pas pu prévenir mes amis, que j’étais déjà sous la terre de l’immense cimetière de Téhéran. Pour éviter les attroupements on s’est assuré que je ne sois pas mise dans la même terre que les autres. Je partage ma mort avec tout ce que Téhéran compte de « proscrits », « terroristes » et autres malfaiteurs de la liberté. On ne peut approcher de ma tombe sans montrer patte blanche.
Même si les manifestations sont de moins en moins visibles, j’ai l’espoir que ma mort n’ait pas été vaine. Dans ma religion, les morts sont commémorés au troisième, au septième et au quarantième jour du deuil. Bien que le régime ait interdit à ma famille d’afficher mon portrait au seuil de notre porte, comme chaque famille endeuillée devrait rituellement le faire, je vois mon portrait fleurir à tous les carrefours de la ville. Bien que les mollahs de toutes les mosquées du pays aient reçu l’ordre de ne pas appeler à la prière pour mon âme, je sais que j’ai maintenant une place spéciale dans le cœur de beaucoup de mes compatriotes. Le régime me craint maintenant par ce que je suis cette même arme qui leur avait servi à faire tomber le Shah. Il y a trente ans ce sont les cortèges funèbres des victimes de la répression qui entretenait le cycle des manifestations.
J’ai reçu des millions de prières, des chansons et des poèmes comme autant d’encouragements à voir tomber ce régime. Plus que mes cris dans les manifestations qui exigeaient des élections libres, la démocratie et la chute du dictateur, c’est peut-être ma mort, comme celle de mes nombreux camarades morts dans les mêmes circonstances que moi, qui précipitera demain ces assassins dans ces geôles qu’ils remplissent aujourd’hui.
Je m’appelle Neda, en persan : « la voix providentielle ».